26 Décembre 2017
Chaque fin de semaine la Colette dresse son étal de fleurs sur la place. Et qu’importent le temps et les saisons.
Elle coiffe sa silhouette ronde et son teint rougeaud, tantôt d’un bonnet de laine, tantôt d’un galurin graisseux et elle couvre parfois à demi ses mains de mitaines.
Dans le quartier on l’adore, mais on la craint aussi un peu. Difficile en effet de passer discrètement lorsqu’elle est là. Elle hèle les gens d’une voix de stentor qu’on imagine plus à couvrir le brouhaha des marchés qu’à échanger des confidences dans la tiédeur d’un salon de thé.
C’est qu’elle est tout sauf tiède la Colette.
C’est une gueule. C’est même une sacrée grande gueule que monsieur Robert croise chaque matin au bar-tabac de la place, quand il vient y acheter les journaux et prendre, en même temps que son café, la température du quartier.
Monsieur Robert est élu au conseil municipal. Il est même adjoint au maire et il sait depuis longtemps qu’une visite matinale au bistrot vaut bien tous les sondages de la terre.
- Faut pas déconner. Ils ont deux p’tits... Et on leur coupe le courant !
Elle, c’est le souffle que ça lui a presque coupé à la Colette, tant elle est furieuse. Et les habitués du matin opinent prudemment en sirotant leur expresso, leur p’tit blanc ou leur bière.
- Faut quand même reconnaître qu’ils l’ont prévenu le Ouin-Ouin, bougonne-t-elle. Il le savait qu’il ne pouvait pas le garder son logement. Mais il n’a pas été foutu de se bouger le cul pour trouver autre chose. C’est le Ouin-Ouin quoi ! Toujours aussi con.
Puis elle se remet à brailler
- Mais c’est quand même pas une raison pour le laisser sans courant avec ses deux morpions ... Et pour le réveillon de noël en plus ! Des pourris ! Tous des pourris !
Elle se tait, le temps d’une gorgée de café poussée par un petit calva qu’elle avale d’un trait avant d’interpeller soudainement monsieur Robert en train de régler son journal à l’autre bout du comptoir.
- Et vous, vous ne pouvez rien faire bien sûr, lui lance-t-elle ? Vous êtes tout de même à la mairie non !
Toutes les têtes se tournent vers lui et l’on n’entend plus soudain dans le bistrot que la voix d’Herbert Léonard qui chante « La pluie qui tombe » sur l’écran du téléviseur au fond la salle.
- Parce que si l’usine avait pas fermé, le Ouin-Ouin il ne serait pas dans la merde aujourd’hui, maugrée-t-elle.
L’usine, c’est elle qui a modelé le quartier, mais il y a bien longtemps. Elle ne déploie plus aujourd’hui, derrière un interminable mur brisé à mi hauteur en une grossière crénelure, que des bâtiments lépreux et désormais vides qui font face à une longue file de maisons d’ouvriers délabrées.
Lorsque monsieur Robert était arrivé à Lombreux trente ans plus tôt, il était tout de suite tombé amoureux de cet îlot industriel planté en plein milieu du pays d’Auge et qui lui rappelait le rougeoiement des forges du pays-haut Lorrain de son enfance.
A leur apogée, les fonderies de Lombreux avaient compté jusqu’à huit cents emplois avant d’amorcer une lente dégringolade. Et les cent cinquante derniers emplois s’étaient effacés d’un coup, dans un climat plus résigné que combattant.
Monsieur Robert s’était démené comme un beau diable pour tenter d’en sauver quelques-uns. Il s’en était voulu de son impuissance, d’autant qu’il connaissait presque tous ceux qu’on avait licenciés, dont le fameux Ouin-Ouin, un gars aux cheveux filasses et qui devait son surnom à sa voix criarde et à sa maladresse crasse.
- Qu’est-ce qui lui arrive encore au Ouin-Ouin, Colette, interroge-t-il ?
- Ben il était gardien à l’usine ce qui fait qu’il y était logé. Il habitait dans la maison avec la drôle de cheminée en vrille, vous savez. Quand ils ont fermé , ils lui ont bien dit qu’il fallait qu’il dégage. Mais le Ouin-Ouin, pour se bouger! Et puis hier ils ont coupé le courant dans les ateliers, et comme sa maison était branchée sur le même compteur…
- Plus de courant ! Déjà qu’il n’avait pas la lumière à tous les étages, rigole un gars en attrapant son bock de bière.
- Ta gueule P’tit Paul lui lance la Colette d’un ton furibard. Le Ouin-Ouin, c’est le Ouin-Ouin !
P’tit Paul, c’est un habitué, aussi trapu et coléreux qu’il est petit … et rapide avec ça, malgré la panse qui lui déborde d’un t-shirt toujours trop court.
Un jour, un gars l'avait hélé en l’appelant « le gros ». P'tit Paul, furax, l’avait sorti du bistrot en le poussant du bide comme une auto tamponneuse en pousse une autre avec sa ceinture de caoutchouc.
- Peut-être que le Ouin-Ouin c’est le Ouin-Ouin mais il a pas besoin qu’on l’aide pour se foutre dans la merde, renchérit-il en se redressant, l’air presque mauvais, le cheveu déjà en bataille et le bide en avant.
- Régler le problème un 24 décembre, ça ne va pas être simple, pose alors tranquillement monsieur Robert qui s’est avancé devant le comptoir jusqu’à s’intercaler entre les deux protagonistes.
Son intervention éteint le feu qui couvait et rassure les habitués du bar qui savent bien qu’une prise de bec entre la Colette et le P’tit Paul , ça risque d’éclabousser tout autour.
- Après les fêtes je peux m’arranger et leur trouver un logement en urgence, poursuit monsieur Robert. Mais pour les deux jours à venir... Ça va être compliqué et ça leur fera de toutes façons un drôle de noël.
- Il ne faut vraiment rien vous demander en dehors des heures de bureau à vous autres, grogne P’tit Paul. Allez ! Chiche que je la leur donne, moi, l’électricité pour le Réveillon !
La proposition plonge la salle dans un silence interrogateur et même Herbert Léonard en oublie « La pluie qui tombe » sur l’écran de télé, comme si lui aussi s’était mis à attendre des explications.
- T’as mis ton t-shirt de Père Noël ou quoi questionne soudain la Colette ?
- C’est quoi votre idée, demande monsieur Robert ?
- Vous savez bien. Je bosse à EDF, enfin ce qu’il reste du service public ! Avec quelques potes du syndicat, on peut y aller et lui poser un compteur de chantier au Ouin-Ouin,.. C’est pas le temps que ça va nous prendre. Pour sûr c’est pas bien légal mais, merde, on va pas le laisser comme ça dans le froid et sans lumière avec ses deux chiards !
Vous monsieur Robert, vous réglez son histoire après demain et pendant ce temps là on démonte tout. Ni vus ni connus quoi ... Mais attention, s’il y a du grabuge avec la boite, il ne faudra pas nous lâcher hein!
Tous les regards se tournent alors vers monsieur Robert qui tapote le bord du comptoir avec son journal replié.
- Tope la dit-il soudain au P’tit Paul. C’est un peu tordu mais l’idée me plait bien. Je ne sais pas encore comment je réglerai son histoire au Ouin-Ouin, mais au moins il passera un noël tranquille.
- Hé ben, rigole la Colette... Si on m’avait dit que je croiserais le Père Noël ce matin au bistrot et qu’il aurait votre voix dans la panse du P’tit Paul !
- Attention les gars, lançe-t-elle soudain ... tout ça ne sort pas d’ici... tout le monde la ferme hein !
Et s’adressant à P’tit Paul d’un ton railleur :
- Et puis n’oubliez pas avec tes copains de mettre des bonnets rouges à pompon, façon petits lutins. C’est qu’ils sont pas bien grands les mouflets du Ouin-Ouin et ils y croient sûrement encore au barbu en traîneau !
- Con comme il est, gouaille P’tit Paul, peut-être bien que le Ouin-Ouin y croit aussi !
Sur l’écran, Tino Rossi a succédé à Herbert Léonard et il entonne « Petit Papa Noël »... Mais il ne parvient pas à couvrir la rigolade qui roule d’un bout à l’autre du comptoir et se déverse jusque sur le trottoir.