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Meli-Melo baroque

L’impact des gouttes sur le métal se mêle aux arabesques du concerto de Vivaldi qu'interprète Vivica Genaux. Serge ne s'en lasse pas, et il se laisse étonner une fois encore par la virtuosité de la cantatrice. Il lui semble aujourd'hui que le vibrato de sa voix contrôle jusqu'au rythme de la pluie qui, tantôt tambourine et tantôt glisse en petites saccades sur le toit de cuivre. Il se souvient de la première fois qu'il l'avait entendue, au hasard d'une flânerie musicale sur le net. Elle l'avait d'abord pétrifié. Puis il l'avait écoutée en boucle une grande partie de la nuit.
Quinze ans déjà !
Ce soir, il est assis sur une natte de jonc, nu sous sa veste d'intérieur. Il a jeté en tas, dans un coin de la salle, ses vêtements gluants de boue et de sang. Il n'a pour seule envie que se gaver de musique et d'alcool jusqu'à ce que le sommeil le foudroie.

Mais il n'en a pas le temps.

Vivica ! Il se laisse aller un instant à rêver qu'il en est le compagnon. Mais n'est-il pas déjà le Grand Prêtre unique d'un culte dont elle est l'unique déesse. Il lui a fait construire ce pavillon presque en bord de rivière au dessus d'une ancienne crypte médiévale qu'il a aménagée et où il dépose depuis cinq ans ses reliques.
Une relique par an.
Il les contemple chaque jour, les dévorant des yeux avec humilité, comme d'autres s'emplissent du corps du Christ.

Mais il se sent si vieux ce soir. Et puis il y a Nadia.

Sur le home-cinéma, Vivica interprète à présent le Stabat Mater de Pergolese. Les phrases célestes et douloureuses des duos qu'elle partage avec Sabina Puertolas le pénètrent d'ordinaire jusqu'au creux du ventre, pour y résonner longuement, et raboter chacune de ses angoisses. Mais aujourd'hui le rabot percute des nœuds épais qui éclatent en petites esquilles et le taraudent à chaque respiration.

Nadia n'aurait pas dû partir.

Nadia ! Il voudrait effleurer sa cuisse d'une main légère, vibrante comme l'aile d'un papillon, et sentir se matérialiser, en minces volutes de brume, chacune des courbes de la musique.
Il s'est servi un verre de vieil armagnac. Il garde longuement en bouche la tiédeur épicée de l'alcool légèrement teintée de violette, cependant que lui reviennent les couleurs de leur première rencontre dans le parc des Récollets.

C'est d'abord la nonchalance de sa démarche et le lent balancement de ses hanches qui l'avaient fasciné, puis la masse noire de cheveux à demi déroulés, à demi contenus dans une grosse pince de cuir et de bois verni. Il l'avait suivie un moment, se gorgeant de son parfum aux fragrances de bergamote et de jasmin.
Elle s'était retournée, devant le bassin aux cygnes, croisant brièvement son regard.
Elle avait à peine vingt ans et il s'était senti rougir. Était-ce parce qu'elle était si jeune, ou parce qu'il venait, en une fulgurance, de l'imaginer, debout au centre de l'arc d'un orchestre, délicieusement souple dans un long fourreau de satin aux reflets d'un bleu profond, soulignés de longs traits d'argent ?

« - Vous aimez l'opéra, lui avait-il demandé presque sans en avoir conscience ?
- Qui êtes-vous monsieur? »
Elle ne s'était pas enfuie comme il l'avait craint. Peut-être parviendrait-il alors à la retenir un moment. Il suffisait qu'il éveille sa curiosité. Il avait l'habitude, ce n'était pas la première « Vivica » qu'il accostait.

Elle s'était laissée apprivoiser et ils étaient devenus amis.
Elle peinait à payer ses études et il avait proposé de l'aider, contre deux soirées par semaine où elle se laisserait parer comme une diva d'antan pour écouter avec lui, en silence dans le pavillon au toit de cuivre, des récitals de musique baroque. Il s'était engagé à ne jamais lui demander d'être son amante.
Elle avait trouvé la proposition très étrange, mais elle avait accepté et elle venait régulièrement depuis trois mois.
 

La pluie a cessé à présent et ne tombent plus que quelques gouttes que pleurent encore les feuilles des peupliers qui bordent la rivière.

Il n'aurait pas dû tuer Nadia.

Pas comme cela en tout cas, pas avec cette violence. Il s'en veut de ce gâchis.
Les cinq femmes précédentes, il leur avait administré un sédatif avant de les tuer dans leur sommeil. C'est tellement plus facile ensuite de les transformer lorsque leurs corps sont restés vierges de toute blessure et leurs visages apaisés.
Nadia, il n'avait pas imaginé la transformer avant quelques semaines. Il s'était attaché à elle plus qu'aux autres et, vivante, elle était une « Vivica » si authentiquement lumineuse.

Mais elle l'avait mis hors de lui ce soir.
Elle se tenait debout dans un fourreau de soie noire, fendu sur le coté. Il la dévorait du regard en écoutant un extrait de « Rinaldo », quand soudain un de ses bas s'était lentement plissé sur sa jambe avant de lui tomber d'un coup sur la cheville, comme une peau morte.

Elle en était restée stupéfaite un instant. Puis elle avait éclaté de rire, d'un rire aux accents vulgaires qui étaient venus déchirer la dentelle des phrases de Haendel.

- Je t'avais demandé d'assurer tes Dim'Up avec des jarretières, avait-il hurlé. Tu sais bien que tes cuisses sont trop minces ! Tu as tout gâché.

Elle avait cessé de rire pour crier à son tour. Sans doute supportait-elle mal le vieil armagnac dont il lui avait offert un verre.
- Arrête ! Toute ta vie n'est qu'un mensonge. Je ne suis pas Vivica. Je suis Nadia et j'ai les cuisses que j'ai. J'en ai marre de ta musique et de ton cinéma. Tu n'es qu'un pervers et un impuissant !

Elle était sortie furieuse, et la pluie avait craché dans le pavillon ses gouttes glacées par la porte restée béante.
Il s'était alors levé d'un bond et l'avait poursuivie, attrapant au passage la serpe qui lui servait à faire du petit bois.
La pluie l'aveuglait.
Il avait frappé Nadia à plusieurs reprises, sans s'en rendre vraiment compte, avant qu'elle ne s'écroule dans la boue. Puis il avait lâché la serpe et il était resté bras ballants, désolé d'avoir réduit à néant, en un instant, toutes ces semaines de préparation.
Plus question de l'embaumer à présent. Trop de sang, trop de blessures. Il ne lui restait qu'à creuser la boue et cette idée lui répugnait.

Il était d'abord rentré pour se sécher un moment.
Il allait falloir qu'il recommence, qu'il trouve une autre jeune femme qui ressemble à Vivica. Il la tuera proprement cette fois, comme les cinq précédentes qu'il conserve dans des écrins de verre.
Il descend les contempler chaque soir dans la crypte sous le pavillon. Chacune porte l'une des robes de scène de Vivica.
Dans un sixième sarcophage, il a déposé le fourreau de satin aux reflets d'un bleu profond, soulignés de longs traits d'argent. C'est l'écrin qu'il réservait à Nadia. Il ne doit pas le laisser vide.
Une relique par an, c'est la règle !

Il a ouvert la porte et sort dans l'humidité de la nuit. Il connaît dans un bois proche, un trou d'obus dont il lui suffira de creuser le fond. Ce ne sera pas trop difficile et personne n'y retrouvera jamais le corps de Nadia.

Mais il se pétrifie soudain.

Vivica ! Elle s'est dressée dans la nuit, la robe maculée de boue et de sang, la chevelure défaite, les deux bras levés vers le ciel, comme une Carmen ressuscitée pour l'ovation au toréador. Elle serre la serpe de ses deux mains et elle le frappe d'un coup violent qui lui fend le front.

Il s'écroule d'un bloc, face contre le sol, et tente de murmurer un dernier « Vivica » qu'étouffent la boue et l'humus qui emplissent déjà sa bouche. Elle se jette alors sur lui, et le frappe encore et encore. Puis elle se relève et s'éloigne en titubant.
« Je suis Nadia, marmonne-t-elle en une interminable mélopée, je suis Nadia ! »

Au même instant, dans le pavillon, Vivica disparaît de l'écran du home-cinéma. Elle a laissé place à Farinelli qui mêle soudain à l'impact, sur le métal, des gouttes d'une pluie qui revient, les arabesques du « Lascia ch'io pianga *»




* « Lascia ch'io pianga mia cruda sorte e che sospiri la libertà. »
laisse moi pleurer sur mon sort cruel et aspirer à la liberté.
Extrait de Rinaldo de Haendel

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