2 Décembre 2021
« Peaux de lapin, peaux... ! » La voix criarde se rapproche de la maison.
Lucie écarte légèrement le rideau. Elle ne veut pas être vue. On dit que le marchand de peaux de lapin emporte les enfants qui n’ont pas été sages. Elle n’est pas sûre que ce soit vrai, mais sait-on jamais !
« Peaux de lapin, peaux ! »
L’homme pédale durement pour tirer la remorque aux roues de métal qui grincent sur les pierres du chemin. Il dégouline de sueur sous un vieux chapeau graisseux, et même sa moustache noire en est trempée. Comme à chaque fois, c’est par « la maison du bout du chemin » qu’il termine sa tournée.
C’est là que Lucie passe ses vacances, avec ses grands-parents, les chats, le chien, et aussi toute une basse-cour. Parfois Grand-père tue un lapin et, pendant que Grand-mère le met à cuire, il en gratte la peau qu’il met à sécher dans la grange, sur des baguettes de noisetier.
L’homme s’est arrêté au portail. Dans sa remorque, les chiffons qu’il a déjà récupérés font une grosse bosse que recouvrent quelques peaux...
Grand-mère sort sur le pas de la porte et Lucie rabat vivement le rideau.
Elle a l’impression que, dans la remorque, le tas de chiffons respire. Et s’il recouvrait un enfant ligoté et bâillonné, se dit-elle.
Les peaux de lapin, elle sait bien qu'on en fera des chapeaux de feutre. Grand-Père le lui a montré sur un livre d’images. Mais les enfants pas sages, que peut bien en faire le chiffonnier ?
Grand-mère conduit l’homme jusqu’à la grange.
Lucie court alors vers les buissons au bord du chemin. Elle y a laissé son vélo tout à l’heure, son vélo rouge qu’on lui a offert pour ses huit ans.
Puis elle attend, dissimulée derrière la haie de ronces.
Elle entend soudain les roues de fer de la remorque grincent de nouveau, et elle devine, au travers du feuillage, l’attelage qui passe. Elle lui laisse un peu d’avance puis elle se met à pédaler aussi vite qu’elle le peut.
Le chiffonnier se dirige d'abord vers le village en suivant le chemin qu’elle emprunte souvent pour aller chercher le pain. Mais il bifurque bientôt sur la droite, dans le creux d’une ancienne carrière.
Lucie hésite un bref instant. On lui a toujours interdit de passer là. « C’est que dans toutes ces broussailles il y aurait bien des vipères, lui a-t-on dit ».
La curiosité pourtant l’emporte bien vite sur la prudence. Elle se glisse, entre les buissons de houx et d’aubépine qui bordent la carrière. Ils s'ouvrent très vite sur un sentier herbeux qu’elle ne connaissait pas et qui la conduit jusqu’à un bosquet dans lequel elle devine de grosses taches de couleur.
- Qu'est-ce que tu fais là ?
Lucie sursaute et regarde autour d'elle sans voir personne.
- Qu'est-ce que tu fais là, insiste la voix ?
Elle lève alors les yeux.
Assis sur la fourche d'un gros chêne, un garçon la regarde, étonné.
- Tu es un des enfants que le marchand de peaux de lapin a emportés, interroge Lucie d’une voix mal assurée ?
- Qu’est-ce que tu racontes, rigole le gamin ! Le marchand de peaux de lapin, c’est mon père. Et moi, je suis le guetteur du campement, ajoute-t-il fièrement. Je m’appelle Pablo. Et toi ?
Lucie le regarde, stupéfaite. Le marchand de peaux de lapin serait un papa comme les autres ! Il a une voix tellement criarde. Et puis, c’est un Romanichel et il fait un drôle de métier.
- Je m’appelle Lucie, dit-elle d’une voix plus ferme. J’ai suivi ton papa parce que je veux savoir ce qu’il fait des enfants pas sages
- Mais ce sont des bêtises, se fâche le garçon ! Mon papa est très gentil. Il sait chanter, raconter des histoires et même... tiens viens voir.
Il est descendu souplement de son perchoir. Il prend Lucie par la main et l’emmène vers les grosses taches de couleurs dans le bosquet.
Deux chiens viennent à leur rencontre en jappant joyeusement puis les accompagnent jusqu’à trois roulottes posées en demi-cercle au bord d’une clairière.
Un âne qui broutait sur le côté lève alors la tête et les accueille d’un braiment puissant.
- Tu as de la chance, dit Pablo, il ne dit pas bonjour à tout le monde. Savais-tu que les ânes nous parlent quand ils braient ?
Il entraîne Lucie jusqu’à l’intérieur de la plus grande des roulottes, celle dont la couleur rouge un peu défraichie est constellée de gros points jaunes.
Dans la semi-pénombre, la gamine distingue un énorme coffre sur lequel on a peint des guirlandes dorées. Au-dessus, rangés dans des corbeilles d’osier, il y a des anneaux, des balles et des massues de toutes les couleurs. Sur les cloisons sont suspendus des costumes étranges et pailletés.
- Tu sais jongler toi, demande-t-elle à Pablo en faisant tourner l’un des anneaux autour de son bras ?
- Un peu et lorsqu’on donne un spectacle, j'assiste papa pendant ses numéros.
- Des spectacles, s’exclame Lucie toute excitée, tu fais des spectacles !
- Mon papa est jongleur et puis clown et prestidigitateur aussi. Avec mon oncle et ma tante, on va de village en village. On ramasse les chiffons et les peaux, on vend des paniers et, le dimanche, on donne une représentation.
Mais elle ne l’écoute déjà plus. Elle a déniché au fond de la roulotte, parmi les habits suspendus aux cloisons, une jolie robe blanche fermée devant par de gros boutons noirs garnis de velours. Elle se dresse sur la pointe des pieds pour la décrocher quand...
- Qu’est-ce que vous faites là lance une voix criarde que Lucie reconnaît immédiatement ?
Elle se retourne et fait face au marchand de peaux de lapin qui la dévisage.
- Tu es la petite de la maison du bout du chemin, s’étonne-t-il. J’y suis passé tout à l’heure. Ta grand-mère sait que tu es là au moins ?
Lucie reste toute penaude.
- Elle croit que tu emportes les enfants pas sages, dit Pablo à son père...
L’homme les regarde d’un air interloqué. Puis il éclate d’un rire énorme
- Bon, finit-il par hoqueter ! Mais on doit se faire un sang d’encre chez toi !
Une heure plus tard, c’est un convoi étonnant qui arrive à la maison du bout du chemin. Le marchand de peaux de lapin tient son âne par la bride. Lucie chevauche l’animal et Pablo ferme la marche sur le vélo rouge.
On a grondé Lucie bien sûr, mais pas trop. C’est qu’on était surtout soulagé de la savoir de retour.
Le soir même, tout le monde s’est retrouvé pour une veillée autour d’un grand feu au campement de la vieille carrière. On y a mangé et on y a chanté.
A la nuit tombée, après quelques jongleries, le papa de Pablo a demandé le silence. Puis il a appelé Lucie et lui a montré un très grand chapeau de feutre.
- Regarde bien ce chapeau, Lucie ? Sais-tu en quoi il est fait ?
- Oui, chuchote la petite soudainement intimidée. Avec des poils de lapin.
- Exactement. Fais bien attention à présent !
Il recule de trois pas et fait une révérence. Puis il se redresse. Il fourre sa main dans le chapeau et il en extirpe un gros lapin blanc.
Pour Lucie, il n’est plus désormais « le marchand de peaux de lapin », ou « le Romanichel ». C’est un magicien, mais c’est d’abord le papa de Pablo.