12 Mars 2025
Il y avait longtemps que je ne fréquentais plus les aires d’autoroute, depuis que la retraite avait considérablement réduit mon kilométrage annuel et que je n’avais plus besoin de changer fréquemment de voiture.
Les hasards de la vie m’avaient conduit ce jour-là à emprunter de nouveau la route de Poitiers. Quatre heures au volant, par l’A28 et l’A10. C’est un chemin que je parcourais autrefois très régulièrement, de jour comme de nuit, avec des audiolivres pour en meubler l’ennui.
J’écoutais des bouquins de toutes sortes, des policiers, des documentaires, des romans ou encore les échanges épistolaires d’Albert Camus et de Maria Casarès. J’en oubliais la route et je ne sais comment il se peut que je n’en sois jamais sorti. Un petit miracle, sans cesse renouvelé.
J’ai bifurqué soudain vers l’aire de Tours-Val de Loire, sans autre raison que la nostalgie d’un café trop amer.
Rien n’y avait changé. Le personnel ressemblait à celui que j’avais laissé dix ans plus tôt.
Sur cette aire d’autoroute, on trouve du vrai café, tiré au percolateur, et servi dans une vraie tasse par une vraie personne.
Je le sirotais à petites gorgées lorsque je l’ai aperçu.
Il était difficile de ne pas le remarquer dans sa soutane légèrement trop courte et qui laissait entrevoir de gros souliers de cuir. Ne manquaient que les dents d'un sourire chevalin pour que l’on se mette à chercher Peppone à ses côtés.
Son regard étonné m’a ramené d’un coup soixante ans en arrière.
Nous étions alors de tous jeunes adolescents lui et moi. Nous fréquentions les pupitres et les prie-Dieu du petit séminaire, Sénèque et Blaise Pascal, Socrate, et même Aristophane.
Les traits de François étaient fins sous de grandes lunettes qui lui mangeaient le visage et masquaient un peu les traits tirés par de trop longues soirées d’étude et de lecture. Il était le premier de notre classe. Le premier en toutes les disciplines. Et, pour moi, le seul.
- Stéphane ! Ce n’est pas possible. Qu’est-ce que tu fais ici ?
Il m’avait rejoint au comptoir et tendu les deux bras en un large geste d’accueil.
- Je descends sur Poitiers. Je suis témoin au mariage d’un vieux couple d’amis qui a décidé de régulariser une relation de plus de quarante ans. Et à l’Eglise de surcroît.
- Cela se fait encore, Stéphane. Cela relève parfois d’un retour à la tradition, parfois d’un regain de la foi et …
Sa voix naturellement feutrée s’était animée.
M’est revenue alors en une fulgurance son exaltation lorsque nous arpentions les allées du grand parc que le séminaire laissait à disposition de ses enfants, et qu’il me déclamait le mémorial de Blaise Pascal.
Nous nous étions arrêté là où quelques fondrières marquaient les limites de la propriété. Je l’écoutais, presque religieusement, du moins je le croyais. Je le regardais et j’étais fasciné tant par ses accents inspirés que par la finesse de ses mains qui traçaient des arabesques dans le crépuscule. J’avais eu envie de l’étreindre, de partager cet éblouissement qui le consumait. « Oubli du monde, oubli de tout », pour la naissance d’un Nous. Mais j’avais allumé une cigarette, difficilement parce que mon briquet tremblait dans ma main
- Hello! Tu es là ? Elles te font un drôle d’effet nos retrouvailles.
Il avait posé sa main sur mon épaule.
- Vous me mettrez un café madame ! Tu en reprends un toi ? Mettez-en deux s’il vous plaît. Allongé pour moi.
Puis, plongeant son regard dans le mien
- Comment ils s’appellent ces copains qui se marient sur le tard ?
- Evelyne et Gérard M. , avais-je répondu en me demandant en quoi cela pouvait bien le concerner.
Il éclata de rire.
- Tu sais que c’est la providence qui t’envoie toi. Evelyne et Gérard, c’est moi qui les marie demain à l’église Saint-Cyprien … Et à l’ancienne précisa-t-il encore en désignant sa soutane. Je ne t’aurais pas demandé autrement, mais, peux-tu m’emmener ?
Il m’avoua que sa voiture avait donné de sérieux signes de fatigue depuis une dizaine de kilomètres, qu’elle avait malgré tout réussi à le porter jusqu’ici, mais qu’il craignait qu’elle n’aille pas beaucoup plus loin.
- Et puis cela nous donnera l’occasion de renouer notre amitié.
Je le regardai plus attentivement, cherchant sur son visage les marques de ma propre vieillesse et m’étonnant de ne pas lui trouver un seul cheveu gris. Quelques racines blanches cependant.
- Tu te teins, lui ai-je lancé, stupéfait !
- Il faut savoir rester jeune, rigola-t-il !
Sa réponse m’a déconcerté, je ne sais trop pourquoi. Peut-être parce que le François d’autrefois n’aurait jamais songé à de telles futilités, bien que je me sois souvenu soudain qu’il portait alors au doigt un drôle d’anneau fait d’un clou tordu de fer à cheval. Ou parce que, lorsqu’il avait déclamé le mémorial, dans le parc, j’avais allumé une cigarette pour ne pas mêler nos embrasements.
Peut-être aussi parce que toute une vie était passée, que j’avais été marié, que j’étais père de deux enfants et même aujourd’hui grand-père.
Et puis sa soutane me paraissait ridicule et son rire factice.
Je n’avais pas envie de partager avec lui ma voiture, et surtout pas mes souvenirs. Mais il m’était difficile de prendre le risque de compromettre la cérémonie qu’il devait présider pour Evelyne et Gérard.
François l’avait sans doute compris, ou bien ce n’était que ma remarque sur ses cheveux teints qui l’avait meurtri. Nous avons roulé en silence durant une dizaine de kilomètres, silence renfrogné pour lui, coupable pour moi, jusqu’à ce que je me décide à le rompre.
- Tu te souviens du Père André ai-je soudain lancé ?
- Celui dont on disait qu’il valait mieux ne pas l’avoir pour directeur de conscience, grinça-t-il ?
- Ce n’est pas à ce propos que j’en parlais. Tu sais, les rumeurs …
- Les rumeurs, on peut faire semblant de les négliger, mais elles blessent, elles meurtrissent. Il était mon directeur de conscience le Père André et …
Je lui coupai la parole. Je n’avais pas envie d’entendre
- Je te parle du professeur de Lettres. Directeur de conscience, cela n’a plus de sens pour moi aujourd’hui.
Tu te rappelles, nous avions perturbé son cours sur Barrès. Il nous avait exclu de la classe, nous ordonnant de méditer sur le silence et d’en coucher nos développements sur le papier.
Le lendemain, il m’avait félicité de mon travail devant toute la classe. Mais ton texte à toi, il nous l’avait lu et j’avais été émerveillé par l’aisance avec laquelle tu nous dévoilais les milliers de frémissements qui habitent le silence et lui donnent son épaisseur.
- Je m’en souviens bien Stéphane. Tu me dévorais du regard et c'est ce jour-là qu'a commencé cette relation singulière, tellement singulière que très vite, le Père André m’a harcelé de questions.
Je lui disais bien que, lors de nos promenades solitaires et dans nos chuchotements au dortoir, nous n’échangions que sur nos lectures, des films, des histoires de familles, sur le monde et même sur Dieu. Mais lui, il cherchait autre chose, une autre intimité. Il voulait m’arracher des aveux que j’étais bien incapable de faire …
- Tu as raison, ai-je marmonné. Les rumeurs peuvent blesser profondément.
Me revenaient ces moments d’inquisition hebdomadaire, et ma gêne lorsqu’il me fallait défendre moi aussi, devant mon directeur de conscience, la pureté de sentiments dont je n’étais pas bien sûr qu’ils n’étaient pas coupables. J’avais tout juste quinze ans, un cœur dévorant et je m’initiais à l’extase.
C’est François qui, cette fois, rompit le silence qui s’était rétabli, un silence partagé, mêlé d’angoisse autant que de nostalgie
- Tu sais Stéphane, je crois bien que c’était de l’amour et que nous nous sommes aimés vraiment. Et cela, ils ne le supportaient pas, et toi non plus.
Je me suis toujours demandé si ce n’est pas à cause d'un sentiment trop fort pour toi que tu as quitté le séminaire si brusquement.
Je n’y avais jamais songé.
J’étais parti parce que j’étouffais, parce qu’on nous parlait de Platon et de Socrate, de Sophocle et d’Aristophane, mais jamais d’Aspasie ou d’Hypatie, parce que je rêvais de me jeter dans monde, sans savoir encore que l’on pouvait s’y noyer. Non, je n’avais jamais songé que François puisse y avoir été pour quelque chose.
- Cela n’a pas d’importance, lui ai-je enfin répondu.
- Cela en a eu beaucoup pour moi. J’ai pleuré quand tu es parti, et puis j’ai prié, et encore prié
- Peut-être alors cela en a-t-il eu, mais aujourd’hui, cela n’a plus d’importance. As-tu déjà pensé au sermon que tu feras demain pour les noces d’Evelyne et de Gérard ?
- Pas encore, mais, à présent, j’ai quelques idées.
Note au lecteur: Il s'agit là d'un texte sous contrainte. Des gammes en quelque sorte. Le format: une "romance de 10000 signes au maximum et qui intègre une aire d'autoroute, un briquet, et qui se centre sur le personnage d'un prêtre un peu narcissique.