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Tablemots

Carte scolaire

La corne de brume perce l'océan de brouillard qui flotte sur ses rêves et projette Jean, depuis le pont de la péniche qu'il s'était inventée, jusque dans l'enceinte du Conseil Départemental.

Les premiers manifestants sont arrivés au rythme du battement sourd des djembés. Leur fleuve, ralenti par la porte carrousel emplit inexorablement le hall, charriant drapeaux et pancartes.
La cacophonie des cris, des chants et des coups de cuillères que l'on donne sur de vieilles casseroles submerge à présent la lourde respiration des djembés qui halètent un moment avant de se taire.
On ne danse plus.
On piétine.
Puis la corne de brume a fait tomber un voile de silence.

Tous se tournent vers l'orateur dressé sur une estrade improvisée.
Le portevoix crachote lamentablement avant d'éructer un magma de mots de sa gorge métallique.

Jean regarde la scène avec étonnement.
Il a envie de retourner sur sa péniche et de descendre tranquillement les boucles de Seine.

Il se sent fatigué.

Il habite le quartier de La Madeleine depuis cinquante ans.
Tout le monde l'y connaît. C'est pour cela qu'il est venu. Pour son quartier, pour les habitants, pour ses voisins qui n'auraient pas compris son absence.
On est tellement habitué à voir passer sa solide silhouette, à s'étonner de ses mains larges comme des battoirs, de la force de son regard et de son sourire.

Mais Jean sait pourtant que son pas devient plus lent et que sa tête n'a pas seulement blanchi à l’extérieur mais qu'elle commence aussi à ne plus penser qu’au fleuve et à cette péniche...

La Madeleine, il l'a vu grandir et se transformer.
Les immeubles y ont poussé, rapides comme des bambous. Ce n'était plus seulement la reconstruction d'après-guerre, celle qui pansait les plaies et tentait d'effacer les cicatrices des bombardements.
La Madeleine avait été comme une ville que l'on construisait à côté de la ville.
La population d’Évreux avait plus que doublé entre le début des années 50, et les années 70.
Pour chaque usine qui venait s'y implanter, séduite par la proximité de Paris et le bien vivre Normand, c'était tout un pâté d'immeuble qu'il fallait construire sur le champ, et dans les champs, ceux de La Madeleine souvent.

A l'époque, Jean travaillait à la ville et il était fier de ce qui se réalisait, même si parfois, à force de vouloir aller vite...
Il se souvenait en particulier que lors de la construction d'un de ces pâtés d'immeubles, on s'était tellement précipité que ce n'est qu'après en avoir coulé les fondations et monté les murs à mi-hauteur que l'on s'était souvenu qu'il fallait laisser une emprise pour créer une nouvelle école devenue nécessaire.
Il sourit en se remémorant les franches rigolades et ces engueulades tonitruantes pendant que l'on élaborait les solutions.
Aujourd'hui l'école était là, prise dans l'ensemble des barres et des tours.

« Non à la fermeture de Neruda. »

L'orateur a terminé son discours sur ce cri et Jean se rend compte qu'il n'en a pas écouté un mot.
Mais à présent que tous, dans le hall, scandent des « Non à la fermeture de Neruda », entrecoupés du fracas des casseroles que l'on cogne et du cri strident de la corne de brume, il se souvient qu'il est venu, lui aussi, soutenir ceux de Neruda, ce collège que veut fermer le Conseil Départemental.

C'est le collège de son quartier.
En fait, des collèges il y en a deux à La Madeleine.
Politzer et Neruda.
Mais si le premier se situe en bordure, face au parc de Trangis et à son château où se succèdent manifestations publiques et grandes noces, Neruda, lui, est engoncé en plein cœur du quartier.

Jean se sent un peu faible tout à coup et le monde autour de lui devient flou.

Peut-être a-t-il faim. Ou n’est-ce pas plutôt le battement des djembés qui l’envoute. Ils ont mouché les cris de la foule comme on mouche une bougie, et ils ricochent à l’infini sur les facettes glacées de la grande verrière qui recouvre le hall.
Jean sent son cœur qui danse. Ce ne sont plus les djembés qu’il entend mais le glissement de la péniche qui descend majestueusement le fleuve que borde une haie de peupliers. Et le vent lui murmure ces mots de Neruda :
« Je veux vivre dans un pays où il n'y a pas d'excommuniés.
Je veux vivre dans un monde où les êtres seront seulement humains,
sans autres titres que celui-ci, sans être obsédés par une règle, par un mot, par une étiquette... »*



Puis lui reviennent en mémoire d’autres mots, d’autres phrases, toutes ces lettres qu'on lui a demandé d'écrire et qui racontaient de petits riens, ou de grandes misères ou des rêves intimes, les rêves de ceux qui étaient venus lui demander de les écrire.

Après sa retraite, Jean avait décidé en effet d'offrir ses services à une association. Il avait une bonne pratique des administrations et se savait assez bonne plume. Il avait donc imaginé de tenir une permanence d'écrivain public, le dimanche sur le marché. C'était chose rare à l'époque et l'on avait d'abord souri.

Jean s'était obstiné.
Au début, on l'avait regardé avec étonnement, puis les liens s'étaient doucement tissés avec les habitants qui étaient venus de plus en plus nombreux, pour qu'il leur débrouille une affaire compliquée, ou juste parfois pour bavarder.
Il avait installé son étal, une planche sur deux tréteaux et une chaise de bois, à proximité du vendeur d'épices. Il se laissait enivrer par le voluptueux mélange des parfums que le vent ajustait sans cesse. C'était comme les variations subtiles d'une fugue de Bach ou comme un kaléidoscope qui décline à l'infini la symétrie de ses couleurs.

Mais le brouhaha sourd des conversations dans le hall se mêle à présent au vent qui s'engouffre entre les îles du fleuve ? Jean se laisse bercer un moment par l'âcre douceur des épices dont il emporte les fragrances le long des boucles de Seine, quelque part entre Poses et Les Andelys.

A écouter toutes ces histoires de vie qu'on lui contait, à en écrire quelques éclats, il avait fini par être reconnu. On lui demandait parfois d'assurer une médiation avec le collège. Et c'est ainsi qu'il était venu pour la première fois à Neruda.
L'établissement comptait alors près de 700 élèves originaires d'une soixantaine de pays différents, d'Afrique pour la plupart. Ce n’était pas pourtant la poudrière qu’on aurait pu imaginer dans ce quartier qui, à deux reprises, avait vécu une nuit d’émeutes. Jean en avait plutôt retenu l’image d’une ruche.
Puis le collège avait commencé de se vider avec les années et à ne plus refléter qu'un quartier où l’on avait laissé s’installer la misère.

C’est alors que Jean a commencé à descendre longuement les boucles de Seine sur une péniche lourde de tous ces rêves meurtris des gosses de La Madeleine.

Il se rendait de plus en plus souvent à Neruda et il s'étonnait à chaque fois que le collège restât si propre, sans un tag sur les murs.
« C'est un sanctuaire laïque que vous dirigez là, plaisantait-il avec la principale ! »
On s'était habitué à ce que l'établissement ne soit plus fréquenté que par les gosses du quartier et à ce que les familles des villages des alentours fassent en sorte que leurs enfants n'y viennent pas, comme si...
On s'était adapté, on s’était organisé et l’établissement avait stabilisé son effectif autour de 400 élèves. Une équipe d’enseignants, rajeunie et soudée, avait renoué avec le pari des anciens : faire du collège cette chrysalide d'où les enfants du quartier sauraient déployer leurs ailes de toute la force de leurs rêves...

Jean en avait été heureux, jusqu'au jour où, brutalement, dans la presse...
Trop de places vacantes, le Conseil Départemental allait démolir le collège, vétuste, trop cher pour le contribuable. On allait disséminer ses 400 élèves dans les établissements des autres quartiers de la ville.
Cela favoriserait la mixité sociale ajoutait-on non sans quelque hypocrisie. Après tout, si l’on voulait vraiment de la mixité sociale dans le collège, ne fallait-il pas plutôt la favoriser dans le quartier dont il était le reflet.

Voilà ce qui avait conduit Jean et tous les autres, jusqu’à l’hôtel du Département, un jour de séance plénière, pour porter la voix de La Madeleine, et rappeler qu'elle a autant besoin de son collège qu'un bourg a besoin de son école.

Il se sent de plus en plus fatigué.
La corne de brume hurle au loin, comme au travers d'un épais mur de pluie.
La péniche glisse paresseusement sur les boucles de Seine. Elle peine à écarter le vent et commence à s’enfoncer inexorablement, cependant que se courbent les peupliers.
Jean n’entend que vaguement chuchoter un porte-voix : « Le Président du Conseil Départemental a requis les forces de l'ordre pour évacuer l'hôtel du département. Nous allons sortir dans le calme » Mais tout cela est si loin à présent.
Sur le pont de la péniche, il a convoqué tout son quartier et son histoire.
Là-bas, devant le collège Pablo Neruda, des gamins se poursuivent et s'arrosent en riant. Et leur peau mouillée reflète le soleil en éclats de couleurs.
Jean sourit. Il sait qu’il lui faut les laisser à leurs rires et à leurs rêves. Il restera seul dans sa péniche quand elle se posera sur le fond du fleuve.
- Vous n'allez pas bien monsieur, l'interpelle un CRS ?

Jean ne l'entend pas.
Assis, adossé à une cloison, le menton sur la poitrine, le regard vide, il sourit à jamais. 


*Pablo Neruda : J'avoue que j'ai vécu

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