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Une boucle sous la pleine lune

Les branches de l’if fouettent la pierre du calvaire. Peut-être est-ce cela qui l’a éveillé. A moins que ce ne soit le renard qu’il a eu le temps de reconnaître et qui s’est effacé soudain, comme un rayon de soleil englouti dans la brume. 

Il a froid. 

Le vent zigzague entre les croix et pousse feuilles et brindilles en une lascive sarabande qui se mêle aux ombres qu’esquisse la lumière blafarde de la pleine lune. 

C’est la première fois qu’il s’endort là, dans le cimetière oublié. Il y est pourtant venu méditer souvent, jusqu’à perdre la conscience du temps.

 C’est au hasard d’une longue promenade en forêt qu’il l’avait découvert.  C’était une fin d’après-midi du mois de juin. Steppe courait loin devant. Il s’était raidi d’un coup, truffe dressée, patte à demi relevée. Ugo s’était alors attendu à voir partir un faisan, mais au lieu de cela, le chien avait repris sa course puis il s’était enfoncé dans un épais sous-bois sur la gauche. 

Ugo avait d’abord tenté de le rappeler, sans succès. Puis il s’était glissé dans les buissons , écartant les ronces à grand peine du bout de son bâton. Derrière un muret de pierre à demi écroulé où quelques pieds de bruyère prenaient racine, des dizaines de croix de bois semblaient retenir le sol qui descendait en pente raide vers un taillis de châtaigniers. Steppe restait immobile, fixant un jeune chevreuil tremblant, presque accroupi sur l’amoncellement de grosses pierres qui servait de socle à un vieux calvaire.

 Ugo frissonne.

Il veut se lever, se dégourdir les jambes en faisant quelques pas . Mais il est comme englué à l’amas de pierres, juste à l’endroit où avait frémi le chevreuil avant que le chien ne se jette à sa gorge. Au fait, il n’avait même pas pensé à faire une photographie ce jour là. L’idée lui en vient soudain, saugrenue. Mais voilà qu’elle reste collée dans sa tête, effaçant toute autre pensée et lui faisant même oublier la morsure du vent pour un instant.

L’éclair orangé du renard qui surgit du fourré où il s’était glissé, et qui le regarde à présent sans crainte, presque effronté, l’en détache enfin. Et lui reviennent alors en cascades des images et des mots du Petit Prince de Saint-Exupéry que semble chuchoter Renard en esquissant quelques pas sur le tempo d’une valse très lente. « On est responsable pour toujours de ce que l’on a apprivoisé , murmure-t-il en longues boucles»

Il a faim.

Les branches de l’if balaient la pierre du calvaire et gomment Saint-Exupéry, le renard et sa longue mélopée. Les spasmes qui lui nouent le ventre le taraudent. Il aurait dû rappeler le chien plus tôt, et laisser partir le chevreuil avant qu’il ne soit blessé et file en une course cahotante. Il ne sent plus ni ses jambes ni ses bras... Les spasmes le clouent au socle de pierre et allument en lui un douloureux kaléidoscope de parfums et de couleurs qui mêlent à la bruyère un soupçon de basilic et de tomates gorgées de soleil, comme celles que coupait autrefois son père par moitiés, avant de les quadriller de la pointe du couteau pour y faire pénétrer un subtil mélange d’huile d’olive, de vinaigre balsamique et d’herbes écrasées dans un mortier.

Ugo se sent coupable soudain. Non pas seulement à cause du chevreuil, mais parce qu’il réalise qu’il n’a jamais pris le temps de préparer pour ses filles une salade de ce genre, si simple et pourtant si délicatement nuancée.

Trop de travail, trop de relations, trop d’obligations, trop de ...

Il se souvient qu’il était fasciné par le geste du père et par la précision du couteau ciselant en dentelle quelques dernières herbes pour décorer l’assiette de tomates qu’il lui tendait enfin en lui lançant un « Ec », ce mot qui lui venait de sa propre enfance, quand sa mère lui parlait le dialecte de Romagne.

Mais lui, quel souvenir laissera-il à ses enfants ? Il n’a plus guère de leurs nouvelles. Son aînée s’est installée au Canada, sa cadette en Angleterre. Elles ont fait l’une et l’autre de belles études. Elles n’ont jamais manqué de rien, sauf précisément du parfum de ces tomates qu’il ne leur a jamais préparées.

Il voudrait tout recommencer. Gagner moins d’argent peut-être, mais vivre plus. Il a soudain soif d’entendre encore le renard lui murmurer les mots de Saint-Exupéry. Et puis il veut effacer le chevreuil et le chien, et enseigner à ses filles les parfums et les saveurs de la vie.

Mais au lieu de cela, pierre parmi les pierres du calvaire, le ventre parcouru de spasmes, il est coincé là, au milieu des ombres d’un cimetière oublié.

Curieusement, lorsque il y était venu pour la première fois, l’endroit lui avait paru familier, sans qu’il puisse l’associer à un souvenir précis. Il en avait parlé, autour de lui, mais personne ne le connaissait et il n’en avait trouvé aucune trace aux archives municipales qu’il était allé consulter. Mis à part le chevreuil du premier jour qui s’était enfui, ensanglanté sans jamais revenir, ou le renard qu’il apercevait à chacune de ses visites, rien ni personne ne semblait plus vivre en ce lieu.

Et voilà qu’aujourd’hui, il lui semble distinguer, parmi les croix, une lumière tremblotante qui remonte lentement du taillis de châtaigniers. Elle s’arrête quelques instants, puis elle repart et s’arrête à nouveau, comme si l’on cherchait son chemin.

Les spasmes dans son ventre le taraudent plus profondément encore jusqu’à lui ramener en longs copeaux des lambeaux de souvenirs qu’il y avait enfouis.

La lumière est très proche à présent.

C’est celle d’une vieille lampe de poche au boîtier de tôle que serre fortement dans sa main un enfant couvert d’une longue pèlerine. Ugo sait que le gamin a peur, mais qu’il ira jusqu’au bout, jusqu’au calvaire. Il sait qu’il doit ramener un trophée, un bouquet de plastique délavé, ou mieux encore une plaque de marbre, ou de métal gravé, qu’il aura prélevée sur une tombe. C’est comme cela qu’il prouvera au reste de la bande qui l’attend à l’entrée du village qu’il ne fanfaronnait pas et qu’il était bel et bien cap d’arpenter le cimetière par une nuit de pleine lune.

Ugo sait tout cela, parce que ce gamin c’est lui-même, et que le cimetière oublié, cela lui est revenu d’un coup, il l’a longé matin et soir, chaque jour de la semaine sur le chemin de l’école. Il se souvient des railleries des autres parce qu’il habitait une baraque à l’écart du village ou parce que son sarrau était si rapiécé qu’on n’en savait plus la couleur. Quelques petits meneurs de la cour de récré l’avaient défié de traverser le cimetière de nuit. Ils lui avaient raconté les fantômes et les feux follets, ou encore ces pauvres diables qui s’étaient réveillés dans leur cercueil et qui grattaient le bois à en avoir les doigts en sang.

Ugo se démène pour se décoller du socle qui le retient. Il sait aujourd’hui à quel point ces histoires étaient stupides et il veut aller rassurer le gamin, caresser ses cheveux sous la capuche de la pèlerine. Il veut le prendre par la main et puis lui dire le chevreuil et le chien, lui parler du renard aussi, et de la vie... Surtout lui parler de la vie.

La pierre le lâche d’un coup et il surgit en un éclair bleuté qui commence de flotter au gré du vent sur les tombes. L’enfant se met alors à hurler, emportant dans son cri le cimetière, les ombres et les tombes, le chevreuil ensanglanté et le renard philosophe, les pierres du calvaire et même la lueur bleutée.

Mais Ugo n’en aura plus besoin. Il s’est endormi à jamais.


 


 

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