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Tablemots

La tentation

La première phrase du Braconnier de Dieu, un roman de René Fallet et qu’il avait lu des années plus tôt tournait en boucle dans sa tête :

« Ce fut en allant voter Pompidou que Frère Grégoire rencontra le péché »

 Peut-être ne l’avait-il retenue que parce qu’il se prénommait lui-même Grégoire, et ne lui était elle revenue que parce qu’il ne savait pas ce qu’il rencontrerait s’il votait Macron ou, idée plus saugrenue encore, Le Pen.

C’est qu’il n’y avait plus d’autre choix, sauf à ne pas voter ou à voter blanc. Et cela, il ne s’y était jamais résolu. Il faut dire qu’au moment du bonnet blanc et blanc bonnet cher à Jacques Duclos, il n’avait que dix-huit ans quand il en fallait encore vingt-et-un pour avoir le droit de voter.

Il s’en était fallu d’un rien, de quelques petites centaines de milliers de voix pour que Mélenchon remplace au pied levé Le Pen dans le rôle de challenger et que lui, Grégoire, ne se retrouve pas enfermé dans un dilemme absurde.

       - Putain ! ce n’est pas vrai. Un rien. Il s’en fallait d’un rien.

Attablé en face de lui, son copain Hervé vociférait, couvrant le brouhaha de la salle.

   - C’était couru d’avance. Trop de candidats, trop d’egos, trop de partis et de groupuscules aux trois quarts submergés et qui s’accrochent encore à des bouées dérisoires. Ça me dégoute poursuivait il

Grégoire l’entendait à peine, concentré pour tenter de retrouver le prénom du péché qu’avait rencontré son homonyme qui, entre Poher et Pompidou, avait apparemment réussi à choisir.

   - Muscade, hurla-t-il soudain !

   - Quoi Muscade, grognait aussitôt Hervé.

   - Muscade. Elle s’appelait Muscade.

   - Mais qui donc ?

   - Ce n’est rien. Laisse tomber.

Grégoire s’était levé et avait repris son blouson accroché au dossier de sa chaise.

  - Je rentre. Ça me fera du bien de marcher un peu.

  - Mais tu vas rater le meilleur. C’est maintenant qu’ils vont commencer à s’engueuler.

 - Marre du bruit. Et puis s’engueuler pourquoi ? Macron va gagner. Comme en 2017. C’est couru    d’avance. Préparé d’avance. Il a passé cinq ans à faire en sorte que s’entretiennent les braises du    populisme. Aujourd’hui il souffle dessus et il compte sur nous pour contenir l’incendie. J’en ai marre.     Sans moi cette fois. Je préfère rejoindre Muscade.

En même temps qu'il avait retrouvé son nom, Il avait donné un visage au péché de Frère Grégoire. Celui d’une femme qu’il avait croisée un matin d’hiver sur la plage de Villers. Une jeune Italienne arrivée là par hasard, seule avec sa chienne labrador, sur l’immensité de sable humide que découvre la mer à marée basse. Ils avaient échangé quelques mots, elle dans un français approximatif et lui dans un italien hésitant. La chienne avait commencé de jouer avec son épagneul breton et ils avaient fait quelques pas ensemble en direction d’Houlgate. Le timbre de sa voix était sombre et la musique de son accent, que rythmait le ballet des mèches noires débordant de sa capuche, ajoutait à son envoûtement.

Mais c’est surtout la vie pétillante que versait son regard qui lui était restée, et sa silhouette bien campée sur l’immensité de l’estran lorsqu’il avait poursuivi, seul, sa balade vers Houlgate. Elle était tournée vers lui comme pour un au revoir. Elle se prénommait Elisa. Mais elle avait vraiment le visage de Muscade. Celui du péché, parce qu'elle avait l'âge de sa fille.

Grégoire errait sans but dans les rues d’Evreux, tournant le dos à sa maison. Il n’avait pas envie de rentrer. Les quelques bières bues avec Hervé, dans le bistrot bondé où un écran branché sur LCI animait la soirée électorale, berçaient ses pensées dans une sorte de tiédeur sourde. Elisa y avait fait place à Hélène, sa fille. Leurs accents et leurs visages s’étaient mêlés un moment en un tendre fondu enchaîné puis il n’y avait plus eu qu’Hélène.

   - Tu sais papa, je crois bien que je vais voter Mélenchon, lui avait elle dit au téléphone quelques jours plus tôt, comme pour demander son approbation. Je ne l’aime pas. Il me fait peur, mais je ne veux pas me retrouver comme la dernière fois à devoir voter Macron au second tour pour battre Le Pen. Je crois que cette fois je ne pourrais pas.

Il se posait depuis quelques jours les mêmes questions. Il n'avait pas voté Mélenchon en 2017. Trop bon bateleur pour être tout à fait sincère. Quant à l’assemblée constituante qu’il préconisait, ne le conduirait elle pas à endosser l’habit de Robespierre ?

De tout temps Robespierre l’avait fasciné tout autant qu’il l’effrayait. Et finalement il lui préférait Danton. En voilà un qui avait de la chair, surtout joué par Depardieu dans le film de Wajda. Grégoire avait voté Benoît Hamon cette année-là. Pas seulement par fidélité au parti socialiste qu’il fréquentait depuis des lustres. C’était surtout à cause du revenu universel qui lui avait semblé bien plus révolutionnaire que la sixième république de Mélenchon.

Mais Benoît Hamon avait renoncé à la politique, et le revenu universel n’était plus vraiment au goût du jour.

  - Si j’avais ton âge, avait-il répondu à sa fille je voterais Mélenchon. Et puis je m’engagerais avec toute la force et la foi de ma jeunesse, toute sa générosité aussi, pour l’empêcher d’exercer son pouvoir en solitaire. Parce qu’il est comme beaucoup. S’il gagne, il prendra la grosse tête. Plus grosse encore qu’aujourd’hui et ce n’est pas peu dire.

  - Et toi ? Tu voteras pour lui ?

  - Je ne sais pas. Peut-être. Je suis fatigué tu sais et je ne suis pas sûr d'avoir, moi, encore suffisamment de temps ni de force pour peser vraiment sur les choses.

Hélène s’était tue un long moment. Puis elle lui avait lancé, avant de raccrocher :

  - Tu as plus de force que tu ne crois papa.

Il ne se sentait pourtant pas bien fort dans l’instant, rongé par le doute, obsédé par ces quelques milliers de voix qui avaient manqué pour éviter ce second tour ridicule où ne restait que le choix entre le pire et le pire. La stratégie du petit roi Macron avait été payante. En refusant tout débat au premier tour, il avait surtout évité l'écueil pour lui d’un débat avec la gauche et les écologistes.  Seul face à Le Pen aujourd’hui, il pouvait en revanche faire ressortir tout à loisir son maquillage républicain.

 

Grégoire voterait Muscade.

Ça lui était venu d’un coup.  Après tout voter Muscade ce n’était ni voter blanc ni s’abstenir.

Il lui confectionnerait un bulletin au format réglementaire. Il y déposerait les sept lettres de son nom, en caractères blancs ou parés des couleurs de l’arc en ciel, sur les lignes que forment la grève et la frange écumeuse de la mer à Villers. Il glisserait ainsi un peu de poésie dans l’urne, un peu de poésie au milieu de la boue, des petites tactiques combinardes et de la langue de bois. Et que Muscade soit, même sans le savoir, complice de sa première transgression lui réchauffait l'âme et le ramenait non sans délice à ce petit bonheur d’un instant qu’il avait fui sur la plage.

Ses pas l’avaient conduit jusqu’au miroir d’eau au pied de la cathédrale et il allait faire demi-tour au bout de l’impasse quand il sentit contre sa jambe le halètement d’un chien. C’était un labrador noir, sans doute un lointain parent de Juno, la chienne d’Elisa. Ce nom de Juno lui était revenu naturellement, comme s’il lui avait été familier et qu’il ait fait chaque jour de longues promenades en compagnie de sa maîtresse.

 - Nox, au pied !

La voix venait de sa droite, une voix de femme qui, malgré le claquement sec de l’ordre, restait étonnamment fraîche. Le chien avait rejoint sa maîtresse, ou plutôt ses deux maîtresses qui se donnaient la main. Leur silhouette, d’abord fondue dans la pénombre que laissait un lampadaire aveugle, se découpait à présent beaucoup plus nettement.

 - Désolée monsieur. Nous ne vous avions pas vu et nous avons laissé aller le chien.

Grégoire les regardait sans un mot. Il s’imprégnait de leur image, de l’élégance de leur mouvement si tendrement synchronisé et de la douceur du moment. Elles aussi incarnaient Muscade. Mais c’est ensemble qu’elles l'étaient. Et il ne s'agissait pas cette fois de l’image du péché. Il n'y avait en elles que de la grâce.

Il songea alors à madame Le Pen et à toute la ribambelle de petits chefs locaux qu’elle traînait derrière elle et à qui son élection donnerait des ailes. Tous les procureurs de comptoir, les guillotineurs virtuels et le cercle leurs tricoteuses qui « likent » à tout-va les commentaires les plus sanglants, les dénonciateurs acharnés, les xénophobes et phobes de tous poils...  C’était cela finalement le grand remplacement, le vrai, qui remplace le débat par l’invective et la haine, ou le cœur par de bien mauvaises raisons. Et il était en marche depuis bien longtemps.

C’était glauque et sale. Et les couleurs de la poésie qu'il voulait glisser dans l'urne comme un petit morceau de fantaisie n'y pouvaient rien. Il ne ferait qu'éclabousser Muscade de toute cette fange. Il renonçait.

Ce n’était pas Muscade qu’il voterait, mais Macron.

Et ce faisant c’est pourtant bien pour Muscade qu’il prendrait parti. Pour toutes et tous les muscades de France, de tous les sexes, de toutes les couleurs, pour qu’ils puissent encore s’emparer de leur avenir. Après tout, ce nom avait en commun avec celui de Macron le M, le A et le C. Et avec toutes les lettres qui leur étaient différentes, on pouvait presque former le mot DECRUONS ! 

Décruer, nettoyer un tissu de ses impuretés avant de le teindre.

Grégoire avait gardé un vieux fond de superstition de ses origines lointaines et d’un père qui faisait la croix sur le pain et les cornes avec la main pour conjurer le sort. Et que les lettres s’accordent aussi bien lui paraissait de bon augure.

La jeunesse allait se mettre à décruer. Grégoire en avait la certitude à présent. Elle allait décruer le parlement.

Macron serait bel et bien président pour cinq nouvelles années, mais cette fois il lui faudrait aller pieds nus. On lui enlèverait ses godillots de l’Assemblée Nationale. On voterait pour des représentants authentiques à l’élection législative, et non plus seulement pour ceux-là qui, comme en 2017, inviteraient le petit roi sur leurs affiches de campagne.

On décruerait l'Assemblée et c’est toute la jeunesse, tous les Muscade de vingt ans, ceux de quarante ans et au-delà, pourvu qu'ils soient encore capables de nourrir des rêves, qui choisiraient alors les couleurs de la teinture.

Grégoire prit le chemin de sa maison. Le labrador l’avait suivi un moment avant de retourner vers ses deux maîtresses. Il ne s’en était pas rendu compte. Il allait d’un bon pas, l’esprit apaisé. Voilà que lui aussi renouait avec le rêve.

Il songea que quand tout serait terminé, il irait passer quelque temps en Italie. Non pas pour retrouver Elisa, mais parce qu’il avait envie depuis longtemps de se laisser apprivoiser par ce pays qu'il connaissait mal, mais d’où était venu son grand-père un siècle plus tôt, lorsque les sirènes et les chants du fascisme avaient commencé d’y résonner.

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