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Tablemots

Beaucoup de bruit et puis ....

Ma chère Elise,

Je suis effaré par ces hurlements virtuels, ces invectives et ces insultes qui fusent sur les réseaux et visent tous ces gens de gauche qui n’ont pas voté la censure et laissé passer un budget qui ménage bien plus les nantis que les pauvres. Effaré aussi que l’on y acoquine socialistes et rassemblement national, comme s’il n’était pas possible, dans un vote binaire, de voter la même chose sans pour autant partager les mêmes raisons ni les mêmes valeurs.

Me reviennent alors ces cris et ces jurons qu’échangeaient à table, les victuailles et le vin aidant, mon père et mes oncles dans d’interminables disputes politiques ou syndicales. Tout partait de la chaleur de la pièce, de celle du premier verre et d’une observation de l’un ou de l’autre sur « leur bombe qui détraque le temps » ou sur les qualités comparées des deux Divas, la Callas et la Tebaldi, Maria la « tigresse » et Renata à la « voix d’ange ». Puis, insensiblement, la conversation devenait dispute, glissait de la musique à la moralité, au sens de la vie et à la politique. La tablée se fracturait entre les gars de la mine, ceux de l’acier et ceux qui n’étaient ni l’un ni l’autre. Un de mes oncles par exemple était grutier et je l’imaginais parfois tout là-haut, tout près du ciel qui m’était familier comme à tous les enfants. Un autre, que l’on voyait moins souvent à notre table, avait quitté sa femme et la mine pour aller dépecer des carcasses de navires échouées dans la grisaille d’un port du Nord.

Ils étaient neuf frères et sœurs du côté de mon père, tous Ritals au débit rapide et à la voix puissante. Tous habitués à vivre dans le fracas de leurs chantiers et à y gueuler pour se faire entendre.

« -     Ma carte de la CGT, Je l’ai déchirée. Et devant le délégué en plus. Et je te jure qu’il n’a pas bronché

-       Mais qu’est-ce qu’elle t’a fait la CGT ? !

-      Ils sont venus me dire que je travaillais trop vite, qu’il fallait se mettre au rythme des autres. Mais je suis payé à la pièce moi ...

-       Justement, c’est pour que plus personne ne soit payé à la pièce qu’on se bat.

-       Tu parles ! Ton syndicat, c’est à Moscou qu’on le dirige !

-      Toujours les mêmes conneries ! Et puis, Khrouchtchev, il n’est pas si mal. Et sans les Russes hein ! Ce ne sont tout de même pas les Américains tous seuls qui sont venus à bout d’Hitler… »

Les hommes prenaient à témoin leurs épouses, qui les soutenaient du bout des lèvres ou ne les soutenaient pas du tout. Elles n’aimaient pas que se prolongent ces disputes, que le ton monte, que l’on se coupe la parole.

Il arrivait régulièrement qu’elles tentent d’arbitrer ce qui n’était déjà plus un débat d’un : « Mais laisse-le donc parler ! » qui ne parvenait pas à couvrir les vociférations…

Puis elles finissaient par ne plus écouter. Ou bien elles se moquaient.

-     Khrouchtchev, vous ne trouvez pas qu’il ressemble à ma mère, avait un jour lancé maman ?

Une de mes tantes avait acquiescé.

-        Vous la voyez, la Mémère, taper sur la table avec sa chaussure ?

Le groupe des femmes avait éclaté de rire. Et moi, imaginant ma grand-mère sur les bancs de l’ONU à la place de ce monsieur K que j’avais vu à la télévision marteler son pupitre du talon de son soulier, j’en avais oublié le tonnerre des répliques et les grands mouvements de bras et de mains qui me fascinaient l’instant d’avant

Les disputes finissaient toujours par se dissoudre dans les rires et les vapeurs épicées de la mangeaille qui fumait sur la table. Quelqu’un invitait alors tante Odile à chanter. Elle entonnait d’une voix sûre « Les Gitans » et se prenait pour Dalida. Tous, grands et petits, nous en aimions le spectacle, et on fredonnait quelques phrases avec elle. Pas trop fort, parce qu’on n’osait pas, ou qu’on ne voulait pas couvrir son chant.

J’ai gardé en moi ces moments. Ils m’ont laissé le goût du débat, mais aussi quelques emportements, quand le débit de ma voix s’accélère, que mes mains dansent au rythme de la phrase et que je tonne et que je n’écoute plus, trop habité par mon propre discours.

Ces emportements sont devenus plus rares. Je me suis policé avec l’âge et des années de mandat local qui forment à l’écoute et forcent aux compromis.

Et puis peut-être aussi ai-je peu à peu laissé prendre le pas à la nostalgie de ces moments d’après la dispute, lorsque ma tante nous chantait « Les Gitans » et que nous nous sentions en famille. J’en dessine encore dans ma mémoire les ombres de géant, je caresse le museau frémissant des chevaux et j’entends se briser la voix de ce vieux gitan dont le pays n’existe plus. Un rêve qui remonte à mon enfance.

Ah ma chère Elise, que j’aimerais que la gauche, après chacune de ses disputes, sache encore chanter à l’unisson l’Internationale, ou même Le temps des cerises !

Bien à toi

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