4 Janvier 2018
Qui a lu "Un Balcon en Forêt" de Julien Gracq ou "Silence" de Comès ne peut qu’être fasciné par les Ardennes. Je les avais lus tous les deux.
Lorsqu’un agriculteur de Rocroi exhuma de son champ un trésor pourtant bien modeste, je me portai volontaire pour aller en assurer l’expertise moi-même, bien décidé à passer ma première soirée dans le Moriarmé de Julien Gracq.
J’étais attablé devant les reliefs d’un plat de boudin blanc aux oignons quand l’homme s’est brusquement dressé devant moi. Ses traits m’étaient vaguement familiers mais, lui, il semblait bien me connaître. Il me savait en particulier conservateur au musée du Louvre.
- Accepteriez-vous que je vous offre un vieil armagnac cher monsieur Bombourg, me lança-t-il tout de go, ou préférez-vous une mirabelle ?
La nuit tombe tôt à la fin décembre et plutôt qu’aller m’ennuyer dans ma chambre, j’acceptai volontiers l’invitation.
L’homme s’était présenté sous le nom de Turenne. Au troisième verre, nous nous étions installés confortablement devant l’âtre, accompagnés du flacon de vieil armagnac. La chaleur du feu et celle de l’alcool commençaient de m’engourdir quand Turenne me lança :
- Savez-vous monsieur Bombourg que nous nous connaissons depuis bien plus longtemps que vous ne croyez !
Et devant mon air intrigué
- Voilà qui devrait raviver votre souvenir, ajouta-t-il en extirpant d’une poche un pendentif qu’il me tendit.
Je le pris précautionneusement et je l’examinai. Autour d’un portrait en miniature de Louis XIV, scintillait une multitude de petits diamants qui prenaient vie dans les lueurs de l’âtre.
- C’est une belle pièce, très bien reproduite, dis-je à mon hôte.
- Allons donc mon cher monsieur ! Cette boite à portrait est authentique et c’est peut-être la plus belle qu’ait jamais offerte le Roi Soleil.
Je le regardai, interloqué. Si ses dires étaient vrais, je tenais là un trésor inestimable.
- Vous vous demandez sans doute d’où me vient cet objet, reprit Turenne.
Puis, encouragé par mon silence, il engagea un long monologue cependant que je continuais d’étudier le médaillon.
- Aussi loin que je me souvienne, commença-t-il, je n’ai jamais réussi à bien dormir. Mes nuits ne sont que vagues somnolences, entrecoupées de longues périodes de veille que j’ai longtemps consacrées à la lecture.
J’ai pourtant tout essayé. J’avais lu quelque part qu’être privé de sommeil mène inéluctablement à la folie, puis à la mort. La mort ne m’importe guère et j’en ai même quelque habitude. Mais j’imaginais en revanche que la folie serait agaçante. Et je tenais donc à m’en prémunir
Je me suis d’abord contraint à de longues marches vespérales pour parvenir à cet état de saine fatigue qui est censé vous endormir comme un enfant à qui sa nourrice chante une berceuse.
Ce fut en vain.
Je me suis alors adonné au tabac. Mais les brumes voluptueuses du mélange hollandais dont j’emplissais ma pipe d’écume ne faisaient que peupler ma veille de rêves sans fin.
Puis j’ai ingurgité nombre de petits comprimés de benzodiazepines.
A mon grand désespoir, je ne dormais toujours pas... Jusqu’à ce Noël où j’ai découvert le Dodow.
Et Turenne extirpa de sa poche un disque de plastique blanc, épais d’un bon centimètre.
-Je ne sais qui l’a déposé sous le sapin, reprit-il. Et si l’on en croit sa notice il viendrait à bout des insomnies les plus rétives.
Lorsque je l’ai touché pour la première fois, j’ai ressenti une sensation étrange. Il vibrait, un peu comme s’il respirait. Je me suis d’abord convaincu qu’il ne s’agissait que du produit de mon imagination et je l’ai rangé dans le tiroir de mon chevet.
Je l’en ai sorti le lendemain, décidé cette fois à en tester les effets.
J’en ai délicatement frotté la surface, comme Aladin frotta sa lampe.
Le Dodow a soudainement projeté au plafond de larges taches d’une lumière bleue qui s’est mis à danser en un ballet très lent, cependant que, du chevet, s’élevait en longues volutes une brume au parfum de thé de Chine.
J’en fus transporté en une sorte d’extase. Mon souffle se réglait sur les figures lumineuses que traçait l'appareil au plafond... Ou peut-être était-ce lui qui leur imposait son rythme.
Très vite les vapeurs de thé ont envahi la pièce, m’enfouissant dans un édredon de brume et de lumière qui commençait de m’étouffer.
Je ne manque pas de courage, vous le savez mon cher monsieur Bombourg, mais je dois tout de même vous avouer un début de panique.
J’aurais voulu me lever, ouvrir grand la fenêtre et jeter le Dodow dans la rue. Mais je restais paralysé.
Puis une odeur âcre est venue s’ajouter au parfum du thé jusqu’à le couvrir entièrement.
Elle m’avait été familière, je m’en souvenais.
C’était l’odeur de la poudre mêlée à la puanteur des corps qui brûlent et des tripes qui se répandent.
Les éclats de lumière bleutée que lançait toujours le Dodow malaxaient une brume de plus en plus épaisse, pour en extraire le craquement de maisons qui s’effondrent, le grondement des canons, le claquement des mousquets...
Et ces cris ! Ces cris horribles des blessés, hommes et chevaux, couverts un instant par le long hurlement d’une femme qui m’a glacé avant de s’éteindre d’un coup.
C’était le tumulte de la bataille de Rocroi, de Rethel ou de Turkheim que j’entendais là. C’était le Palatinat que je voyais s’embraser tout à coup...
- Vous n’allez tout de même pas nous promener jusqu’à Salzbach, le coupai-je brusquement !Il m’a regardé fixement, cependant que je regrettais de l’avoir interrompu. Qui sait en effet jusqu’à quelles extrémités aurait pu mener le délire de cet homme qui, me contant ses insomnies, se prenait pour le Maréchal de Turenne dont il égrenait les batailles.
- Vous ne croyez pas si bien dire, mon cher monsieur Bombourg, reprit Turenne.
Oui, cette maudite brume m’a transporté jusqu’à Salzbach. Et le boulet qui m’y avait tué 330 ans plus tôt, arrachant au passage un bras à Saint Hilaire, m’a frappé de nouveau.
Mais je n’ai fait cette fois que perdre conscience pour un instant.
Quand j’ai retrouvé presque aussitôt mes sens, la puanteur des massacres et des batailles avait fait place à des fragrances plus épicées qui écartaient les murs de la chambre en même temps qu’elles m'oppressaient.
J’étais pétrifié dans un lit devenu glacial et qui m’engonçait comme un sarcophage. Tout autour de moi des prêtres balançaient leurs encensoirs et psalmodiaient leur mélopée latine cependant que la voix grave d’un évêque résonnait dans ma chambre devenue basilique. J’ai reconnu l’organe de Fléchier qui prononçait mon oraison funèbre.
Sur ma poitrine on avait déposé cette boite à portrait que vous m’aviez offerte quelques mois plus tôt. Cela vous revient-il à présent monsieur Bombourg?
Il se tut et, me voyant stupéfait, il me lança un regard intense qui me fait frissonner aujourd’hui encore.
-Vous ne me croyez pas, gémit-il. Vous ne me reconnaissez pas. Il faut donc qu’à votre tour, le Dodow vous révèle à vous-même.
Turenne se leva alors et déposa le disque de plastique blanc sur mes genoux.
Puis il me laissa seul.
Je suis resté immobile un long moment à contempler la boite à portrait que je tenais toujours à la main. Puis j'ai effleuré le Dodow du bout de l’index. Il était tiède et velouté comme une peau. Et j’aurais juré qu’il respirait.
J’ai sursauté et je l’ai jeté brusquement au milieu des braises qui rougeoyaient encore dans l'âtre.
Une mince fumée bleue au parfum de thé de Chine s'est alors lentement élevée en volutes légères jusqu’à caresser mon visage. J’ai bondi de mon fauteuil et couru vers la porte. Il me semblait entendre déjà le canon et le gémissement des mourants.
J’ai quitté l’auberge en hâte, laissant là tout mon bagage et j’ai erré le long des boucles de la Meuse des heures durant.
A l’aube, hagard et transi, j’ai gagné la gare de Monthermé, serrant toujours la boite à portrait dans mon poing.
Je n’ai pas voulu la garder pour moi. Elle est exposée aujourd’hui parmi d’autres œuvres d’art au musée du Louvre.
Pour ma part, depuis ce jour, j’ai cessé de souffrir d’insomnie et je n’ai plus jamais revu Turenne... Qui sait si vous ne le rencontrerez pas un jour