7 Septembre 2018
Je me souviens de mes premières rentrées d’enfant, à l’école d’un village de cinq cents âmes niché à quelques encablures du crassier de l’usine. C’est d’ailleurs dans les bois qui bordaient cette petite montagne du bassin sidérurgique que nous allions parfois jouer aux indiens et qu’autour du 14 juillet, le maître nous emmenait pour une longue promenade qui marquait le dernier jour d’école et le début de nos vacances d’été.
Nous ne retournions en classe qu’à la fin septembre. Nous étions quelques-uns du « Ratentout » à nous retrouver le matin pour parcourir le kilomètre et demi qui nous séparait de l’école et me reviennent aujourd’hui en une tendre nostalgie les parfums lourds de la glèbe qu’a fouillée le soc et les disputes croassantes des corneilles.
On déposait à la ferme du village un bidon de fer blanc que l’on reprendrait le soir plein du lait du jour. Souvent, juste avant d’arriver à l’école, nous nous arrêtions devant la forge où l’on travaillait portes ouvertes et nous restions là, fascinés par les gerbes d’étincelles et le ronflement du feu. Puis nous filions à toutes jambes pour arriver dans la cour de récréation avant le coup de sifflet du maître.
Je me rends compte aujourd’hui à quel point les métiers s’exposaient. Ils faisaient partie de notre quotidien et nous savions le travail du terrassier, celui du maçon, du boulanger, des élagueurs, des faucheurs, des bûcherons et de bien d’autres encore. L’usine et la mine nous étaient familières même si nous n’y allions pas vraiment, ou en tout cas pas souvent. Comment aurait-on pu les oublier. Nos pères y labouraient le fer jour et nuit et les feux de l’aciérie brûlaient en permanence le ciel dans de fantastiques rougeoiements.
Ces métiers, nous en savions les codes et la nécessité. Dans l’immédiat après-guerre où nous étions, tout était à reconstruire. Notre famille a vécupar exemple trois ou quatre années dans pas un tout à fait deux pièces que nous partagions à cinq, avant de pouvoir disposer d’un logement un peu plus grand. Pas d’eau courante et pour tout sanitaire une baraque au fond de la cour. J’avais dix ans lorsque nous avons pu enfin emménager dans un logement avec de vrais robinets dans une vraie salle de bains.
Nous étions loin d’être la seule famille à devoir vivre dans ces conditions.Tous avaient alors cette volonté farouche de pouvoir vivre mieux. C’est cela qui donnait du sens à leur travail, et donnait son sens au travail. Et même si chacun se préoccupait sans doute d’abord de ses propres conditions de vie, tous avaient aussi, plus ou moins confusément, le sentiment de participer à un projet commun, celui d’assurer le nécessaire à tout un peuple.
Dans ce contexte, le plein emploi allait bien évidemment de soi.
Ce n’est pas l'âge d’or que je décris là. Je suis conscient d’enjoliver la réalité d’autrefois en lui donnant ces petites touches sépia, mais je ne prétends pas qu’il faille y revenir. Cette période n’est qu’un moment de notre histoire, un moment très différent de celui que nous vivons actuellement.
Les métiers par exemple s’exposent moins aujourd'hui. Il est vrai que leurs contours sont plus flous et qu’ils n’ont souvent plus grand-chose à voir avec le quotidien. Je suis loin d’être sûr d’ailleurs que nos enfants en rencontrent beaucoup sur le chemin de l’école, pour autant d’ailleurs qu’ils fassent ce chemin à pieds.
Je ne pense pas non plus que le plein emploi soit encore possible, sauf à accepter des organisations sociales différentes qui partageraient le travail pour de bon tout en assurant le nécessaire pour tous. Ne sommes nous pas en effet tous embarqués sur le même bateau.
Ce n’est pourtant pas la route que nous prenons. On préfère chercher des métiers nouveaux, faire miroiter des emplois de niche, de croissance vertueuse ou de je ne sais quelle autre excroissance sémantique. Et nous en sommes , au nom de l’emploi, à fabriquer de l’accessoire ou de l’inutile, parfois même du nuisible, alors que les besoins les plus élémentaires, eux, sont loin d'être assurés pour tous ou ne le sont pas convenablement. Il suffit de voir comment, par exemple, faute de volonté politique, on laisse dépérir doucement ceux du quatrième âge dans des maisons spécialisées, au grand désespoir des personnes qui pourtant se mettent en quatre pour les accompagner.
Au nom de l’emploi, nous laissons s’organiser, dans toutes ses déclinaisons, l’obsolescence programmée qui oblige à renouveler sans cesse des objets qui pourraient pourtant durer une vie entière. C’est qu’il faut vendre encore et toujours , et produire encore et toujours. Comment sinon occuper tout le monde ... Et qu’importe si cela épuise les ressources de notre planète, si cela empêche de répondre aux besoins essentiels, si cela amplifie les dérèglements climatiques ou même si, à très long terme, c’est toute l’humanité que l’on aura mise en péril.
Il est urgent de casser ce cadre. Il est urgent d’imaginer d’autres organisations sociales, c’est à dire d’autres modalités de vivre ensemble, d’autres modalités de solidarité.
Lancer par exemple le pavé du revenu universel dans le marigot des bien-pensances libérales, comme l’a fait Benoît Hamon lors des dernières présidentielles, a sans doute constitué un premier pas.
Mais Benoît Hamon n’a pas été entendu, on l’a même moqué et on lui a préféré la fausse sécurité d’un technocrate libéral.
Il faudra faire d’autres pas, beaucoup d’autres pas.
Je crains pourtant qu'ils ne tardent. La Macronie me paraît en effet bien plus soucieuse de l’instant , de l’avenir du libéralisme et des profits fantastiques qu’il apporte à quelques supposés premiers de cordée.
Elle est finalement très dogmatique cette Macronie. Et la conception de son supposé nouveau monde, n’est qu’une déclinaison de plus du libéralisme qui constitue la colonne vertébrale de l'ancien.
Nicolas Hulot l’a compris et il est parti. Quant à son successeur, il paraît bien plus préoccupé de ses opportunités de carrière que du sort de la planète.
Ce n’est pas encore demain qu’on la sauvera, la planète. Ce n’est pas encore demain que le tiers de l’humanité qui en manque cruellement accédera à cette chose toute simple qu’est l’eau.
Au contraire !
En tout cas, gageons que ce ne sera pas la France de monsieur Macron qui saura se placer résolument à l’avant-garde du combat pour la planète. Monsieur Macron a en effet fait sien, ce mot de Di Lampedusa dans Le Guépard : "Il faut tout changer pour que rien ne change"
Et il empile ses réformes pour que son nouveau monde ne change surtout rien à l'ancien qui, au fond, l'arrange bien.