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Grand Mamie a des origines

Illustration: Pablo Vasquez

 

Quand leur Maman a proposé d'aller rendre visite à leur arrière-grand-mère, Camille, Louise et Emma ont fait la moue. Une maison de retraite, ce n'est pas très amusant pour des petites filles.

Une fois sur place, comme d'habitude, Mamie leur a offert des biscuits – ceux qu'elle range dans une boîte en fer, qui sont tout mous et ont un drôle de goût. Alors qu'elles en grignotaient un du bout des dents, Emma a lancé tout d'un coup :

— Tu sais Grand-Mamie, lundi prochain, il y aura deux nouveaux à l'école...

— Des réfugiés syriens, Anas et Yana, précise Camille.

Grand-Mamie les a regardées d'un air pensif.

— Soyez très gentilles avec eux, leur a-t-elle dit. Ce n'est pas facile l'école quand on ne comprend pas bien le français... Lorsque j'y suis allée pour la première fois, les autres se sont moqués de moi. Et le soir, sur le chemin du retour, j'en ai pleuré de rage.

— Mais Grand-Mamie, tu ne parlais pas français ? s'étonnent les filles.

— Tu étais une réfugiée ! s'exclame Louise.

Les yeux de Grand-Mamie se troublent, et on devine même une petite larme au coin de sa paupière.

— Je n'étais pas réfugiée mais il n'y avait pas très longtemps que mes parents étaient venus de Pologne quand je suis née, leur dit-elle.

— Ah bon ? Comment ils s'appelaient ? demande Louise.

— Antonina et Szczepan.

— C'est un drôle de nom « Szczepan », dit Emma en essayant de le prononcer... Tssêpanne, Tchêpanne...

— Ils sont venus comment ? demande Camille.

— C'était à cause de la guerre comme en Syrie ? ajoute Louise.

— La maîtresse nous a dit que, pour venir, Anas et Yana avaient fait un voyage très long et très dangereux, reprend Emma. Ils auraient pu mourir.

— Tes parents ont traversé la mer comme eux ? s'inquiète Louise.

— Hé les filles, lance alors Maman, c'est bientôt l'heure de votre goûter et il faut qu'on rentre tôt. On va peut-être laisser Grand-Mamie se reposer.

Mais les trois sœurs ne l'entendent pas de cette oreille. L'histoire de leur arrière-grand-mère est bien trop intéressante !

— Restez encore un peu, dit Grand-Mamie. Je ne suis pas si fatiguée et puis la curiosité est une très bonne maladie pour des enfants ! Vos petits camarades Anas et Yana ont fait un terrible voyage. À la télévision, on voit tous ces gens dont les maisons ont été détruites par les bombes. Ils sont obligés de s'enfuir, et souvent sans pouvoir rien emporter. Ils ont faim et soif. Certains même sont blessés. Ils étouffent de chaleur, ou bien ils grelottent sous des tentes de fortune.

— On reçoit un journal à l'école, dit alors Emma. On a vu dessus la photo des chaussures d'une petite fille. Elle ne pouvait pas les enfiler parce qu'elles étaient gelées.

— Parfois mes souliers gelaient aussi, répond Grand-Mamie. L'hiver, je m'enfonçais dans la neige jusqu'aux genoux sur le sentier qui menait de notre baraque à la route de l'école. Et mes pieds restaient trempés toute la journée. Mais en Pologne, c'était pire encore. Ma maman m'a raconté qu'elle pouvait courir sur les étangs tant la glace était épaisse. Et certains soirs, elle entendait hurler des loups que la faim poussait hors de la forêt.

Une nuit, la masure où ils habitaient...

— C'est quoi une masure ? lui demande Louise.

— Chut ! C'est une maison toute pourrie, lui répond Camille.

— C'est une maison délabrée, la reprend Grand-Mamie. Mes parents y vivaient à la dure. Il n'y avait qu'une pièce où ronflait un poêle à bois sur lequel on cuisait la soupe. Ils travaillaient aux champs toute la journée mais ils ne possédaient pas grand-chose. Une nuit, un incendie terrible a tout détruit en un rien de temps. Ils ont pu s'échapper en hâte, pieds nus et en chemise.

— C'est pour cela qu'ils sont venus en France alors ? demande Camille.

— Ils espéraient y trouver du travail et s'y installer. La « grande guerre » venait de finir et tout était à reconstruire. Mes parents savaient qu'on manquait de bras. Alors, ils se sont mis en chemin. Leur voyage a duré plus d'une année entière. Ils devaient trouver de quoi se nourrir en route. Ils ont d'abord traversé l'Allemagne où mon papa a aidé dans les champs pour les moissons, les fenaisons, ou encore pour la récolte des patates et les vendanges. Ma maman faisait ce qu'elle pouvait mais pour elle c'était plus compliqué. Elle attendait son premier bébé, mon grand frère.

— Il est né en Allemagne ton frère ? s'exclame Emma.

— Oui, répond Grand-Mamie, dans un village près de la frontière. Mes parents s'y sont arrêtés quelques semaines. Ils ont même songé à s'y installer.

— Tu aurais été allemande alors ? demande Louise.

— Et nous aussi ! ajoute Camille.

— Peut-être mes chéries. Mais finalement, mes parents ont repris leur route et quand je suis née, c'était en France. On habitait une baraque en bois, isolée au fond d'une prairie, tout au bord de la forêt. Mes parents ne nous parlaient que polonais et c'est pour cela que je ne savais pas le français quand je suis allée à l'école la première fois.

— Mais qu'est-ce que vous faisiez toute la journée ? s'inquiète Emma.

— On aidait Maman à s'occuper de la maison et puis des poules, et même des oies ! On allait avec mon frère et ma sœur chercher l'eau à la source au cœur de la forêt. Je n'étais pas très hardie d'ailleurs quand il commençait à faire nuit...

— Dites-moi les filles, s'impatiente Maman qui vient de consulter sa montre. On va tout de même rentrer à présent. Vous avez encore quelques devoirs à finir avant la douche !

— Tu nous raconteras la suite Grand-Mamie ?

— Quand vous reviendrez mes chéries. Mais n'oubliez pas d'être très gentilles avec vos petits camarades syriens.

Sur le chemin du retour, les trois sœurs sont excitées. Elles ne savaient pas que leur arrière-grand-mère était venue d'un autre pays que la France ni que c'était à l'école qu'elle avait appris le français.

— Si Grand-Mamie était polonaise, s'étonne Emma, on est un peu polonaises aussi alors ?

— Vous êtes françaises avec un peu d'origines polonaises, répond Maman.

— Et Papa, il a des origines ? demande Louise.

— Tout le monde a des origines ma chérie, lui répond Maman en riant. Tout le monde a un papa et une maman qui eux-mêmes ont chacun un papa et une maman etc. Ceux de Grand-Mamie par exemple étaient polonais. Mais peut-être avaient-ils aussi des origines russes, ou des origines allemandes, ou même... des origines françaises.

— Ça ne se peut pas qu'ils aient des origines françaises, s'exclame Camille, puisqu'ils sont venus quand ils étaient déjà grands !

— Cela se peut pourtant, réplique Maman d'un ton docte. Il y a eu pendant si longtemps tant de guerres que des soldats et des réfugiés ont traversé des régions et des pays dans tous les sens et, parfois, certains d'entre eux s'y sont arrêtés.

Il y a sûrement des soldats de Napoléon qui se sont installés il y a très longtemps en Pologne. L'un d'eux pourrait être l'arrière-grand-père du grand-père de votre arrière-grand-père... Mais, qu'est-ce que tu fais Louloute ?

Louise s'est mise à danser sur le trottoir en rigolant et elle chante à tue-tête toute une litanie d'arrière-grand-père du grand-père de l'arrière-grand-père du grand-père de l'arrière-grand-père...

— Ça se peut aussi qu'on ait des origines syriennes ? demande Emma.

— Pourquoi pas ? Mais elles nous viendraient du temps d'Astérix et Cléopâtre alors ! sourit Maman.

Le chemin du retour passe devant l'école et les trois sœurs se mettent à courir jusqu'aux affichettes d'information collées sur les carreaux de la grande porte d'entrée.

Sur une feuille de carton blanc, la directrice a écrit en grosses lettres de couleurs : « Bienvenue Anas et Yana ! ».

C'est Emma qui se retourne alors la première vers sa maman.

— Dis, on pourra les inviter samedi, pour notre anniversaire ?

— Qui ? Anas et Yana ?

— Oh oui ! renchérit Camille.

— Mais vous ne les connaissez pas encore, s'étonne Maman.

— Oui mais Grand-Mamie a dit qu'il fallait être gentilles avec eux... et puis peut-être qu'ils ont des origines comme nous, conclut alors Louise.

 

Sogsine 2018

-- Illustration de Pablo Vasquez

 

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