13 Novembre 2018
Il y a cinquante ans, la France était totalement bloquée. Comme tous les autres établissements scolaires, mon lycée avait dû fermer. On manquait de tabac, d’essence et de bien d’autres choses encore. Je me souviens des images d’émeutes, sur l’écran noir et blanc du téléviseur familial, et de conversations interminables avec mon père, mes oncles et les copains.
Je ne vais pas analyser Mai 68. Je préfère laisser cela aux historiens.
Moi, j’avais dix-sept ans et, plus que des flashs politiques, ce sont des sensations, des musiques et des parfums qui me reviennent. C’est surtout l’enthousiasme d’une génération qui voulait bâtir un autre monde, qui voulait faire l’amour plutôt que la guerre et qui, peut-être, ressentait confusément que l’Être devait prendre le pas sur l’Avoir, et la Vie sur cette petite mort du « Métro-Boulot-Dodo »
La France s’est débloquée avec les accords de Grenelle, la musique s’est faite plus psychédélique, la mixité s’est imposée dans les réfectoires de mon lycée où, jusqu’alors, garçons et filles ne se voyaient qu’en classe ou en douce. On a expérimenté, à l’internat, les salles d’études en autodiscipline.
Nous adorions Léo Ferré que nous citions dans nos dissertations. Nous convoquions dans nos débats Marx, Trotski et Mao. Nous nous engueulions, nous manifestions, nous faisions de temps à autre le coup de poing avec l’extrême droite. Tous nous avions l’impression d’être à la tâche pour construire enfin cet autre monde, un monde solidaire et libre à la fois, un monde qui donnerait du sens à la vie de chacun.
J’ai gardé longtemps, je crois, ce petit côté fleur bleue de la politique. Je ne suis pas bien sûr que, durant les vingt années de mandats divers que m’ont confiés mes concitoyens, chacune de mes actions, chacun de mes votes aient vraiment contribué, ne fût-ce que modestement, à construire ou à consolider ce monde dont nous rêvions en 1968. Je n’ai pourtant jamais renoncé, ni même perdu de vue, cet idéal.
Je continue de croire que, dans notre conscience collective, il est plus que jamais urgent que l’Être prenne le pas sur l’Avoir, sauf à accepter que la vie de millions d’individus continue d’être aliénée, vidée de tout sens cependant que notre planète se dégrade et que nous ne laisserons bientôt plus que des cendres à nos descendants …
Mais c’est l’inverse qui se produit aujourd’hui. Et c’est l’Avoir que l’on met en exergue et qui s’affiche sur nos écrans, grands et petits.
Je veux me battre encore pour de grandes idées, pour plus de solidarité, pour plus de liberté et une laïcité qui la garantisse. J’ai envie de me battre encore pour que nul n’impose, et surtout pas dans la violence, une pensée contrainte, qu’elle soit portée par les prosélytes d’un dieu ou par ceux de la finance que l’on a fini par ériger en un dogme universel. J’ai envie de me battre pour la planète, et que nous apprenions à vivre en la respectant, parce qu’il nous faut la transmettre vivable à nos petits-enfants et qu’ils risquent bien de nous maudire si nous ne le faisons pas.
Je veux bien manifester et porter un gilet de la couleur que l’on voudra, pour des idées généreuses et fécondes, pour des idées que l’on échange, des idées que l’on partage, des idées que l’on construit ensemble. Mais pas pour le prix du Gasoil !
Pas pour le prix du Gasoil, même si je sais que, derrière cette revendication se cache un véritable mal-être. La France est morose en ces temps de novembre. Et le Président de la République, qu’a plus porté à l’Elysée un concours de circonstances que la volonté d’un peuple, ajoute presque chaque jour quelques couches de grisaille supplémentaire lorsqu’il communique sur un ton trop souvent méprisant à propos de réformes qu’il dit indispensables mais qui, au fond, ne visent qu’à détricoter les solidarités, et exonérer les « premiers de cordées » de leur devoir d’emmener avec eux tous les autres.
Le prix du Gasoil !
Comme si la baisse du prix du Gasoil pouvait guérir du macronisme, de la pauvreté, de l’exclusion ou de la mélancolie. C’est le réveil des idéaux que je veux voir dans la rue. C’est le réveil des idéaux qui dissoudra la morosité. Et pour le coup, s’il s’agit de les éveiller, j’endosserai alors fièrement un gilet jaune, je coifferai un bonnet rouge ou bleu ou vert ou blanc… Qu’importe ! En tout cas je serai là.
Mais nous en sommes loin et je crains que ces idéaux ne dorment bien profondément. Peut-être même les maintient-on volontairement dans un coma artificiel. En tout cas, pour le 17 novembre et le prix du Gasoil, moi, je reste chez moi…