5 Décembre 2018
Il paraît que les propositions d’Edouard Philippe coûteront deux milliards quatre-cent-mille euros au budget de la Nation. Reculade ou pas de côté… Ou encore pas de clerc?
Les gilets jaunes sont toujours là, agglomérés sur les ronds-points et je ne pense pas qu’ils s’en retirent de sitôt. Transporteurs routiers et agriculteurs, lycéens et étudiants les rejoignent, chacun défendant ses raisons. C’est que la question des taxes sur le carburant et celle du pouvoir d’achat ne sont finalement que la partie visible de l’iceberg. Je crois bien en effet que, plus que les institutions et l’impôt en tant que tels, c’est le sens de notre vie collective, le sens de la solidarité qui sont aujourd’hui en cause et que chacun regarde à sa propre lorgnette, à commencer par monsieur Macron et ses premiers de cordée.
On sait sur les ronds-points qu’occupent les gilets jaunes que pour construire un pont, il faut des ingénieurs qui calculent mais aussi des gens qui coulent le béton, et que les uns sans les autres ne parviennent à rien. Et ce bon sens là conduit à demander pourquoi certains gagnent tellement dans l’affaire qu’ils utiliseront le pont chaque semaine pour partir en week-end alors que les autres n’auront même pas de quoi réparer leur bagnole ou, si elle est en encore en état de rouler, de payer leur plein de gasoil ou le péage à l’entrée de ce pont qu’ils auront pourtant contribué à bâtir.
Sur les ronds-points, on sait cela ou en tout cas on le ressent. Et on ne comprend pas ce qui peut justifier que certains rament sur les bancs de la galère quand d’autres échangent des mondanités sur le pont, autour d’un cocktail dinatoire. Qu’il y ait des écarts de salaire, soit. Il y a sans doute de bonnes raisons à cela. Mais qu’un capitaine d’industrie puisse gagner trois smic annuels par jour, dimanches compris, cela frise l’indécence.
Sur les ronds-points, on sait qu’il y a deux mondes qui ne se mélangent plus, le monde de ceux qu’on voit à la télé et qui comptent en millions d’euros, qui payaient l’impôt sur la fortune et ne le paient plus et le monde de ceux à qui on prend tout, même le droit de rêver.
Il s’agirait, nous disent nos élites gouvernantes, de faire des efforts pour rééquilibrer nos finances collectives et cela passerait par un retour au plein emploi. Or, poursuit-on, la création d’emploi suppose des capitaux, et les capitaux ne viendront irriguer notre économie que si l’on donne confiance aux « premiers de cordée » en leur garantissant qu’on ne les tondra pas, qu’on ne les assommera pas d’impôts et de taxes que, de très riches, ils pourront devenir très-très riches.
Mais au fond, plus que des capitaux, n’est-ce pas d’abord la réponse à des besoins que suppose l’emploi ?
Et lorsqu’on y regarde de près, il n’est pas évident que les secteurs qui se portent le mieux soient ceux qui répondent aux besoins les plus élémentaires, comme le logement, la santé ou encore l’agriculture. Ce sont au contraire ceux qui répondent à l’accessoire, voire à ce que la plupart des gens considéreraient comme inutile . Il suffit de voir la bonne santé de l’industrie du luxe qui va créer quelques emplois de smicards chargés de fabriquer les signes extérieurs de richesse de nos fameux premiers de cordées plutôt que s’occuper à bien nourrir, bien loger, bien soigner l’ensemble de la population.
Je me souviens d’un dessin de Konk qui illustrait ce paradoxe, traçant en quelques coups de crayon la silhouette d’un pauvre diable de retour dans le bidonville infect où il logeait sa famille dans une vague cabane de tôle. « Me voilà au chômage, disait-il à sa femme. Il paraît qu’il n’y a plus de logements à construire. »
Un système qui conduit à l’appauvrissement du plus grand nombre et à l’enrichissement de quelques-uns, sans même être en mesure de répondre convenablement aux besoins vitaux de tous ne peut pas durer bien longtemps. Et cela d’autant que l’on prend progressivement conscience de ce que les ressources et les équilibres vitaux de notre planète ont leurs limites.
C’est pourtant ce système là que continue de défendre monsieur Macron dont la fureur réformatrice ne vise au fond qu’à fluidifier son fonctionnement sans jamais remettre en cause sa pertinence même. Le macronisme se montre en cela incapable d’inventer des horizons qui donneraient du sens à la vie de chacun au sein d’un destin collectif. Et c’est probablement cette carence qui réunit aujourd’hui, sous le même gilet jaune, tous les invisibles ou ceux qui croient l’être et qui agglomère des colères très différentes que le gouvernement risque bien d’avoir de plus en plus de peine à canaliser. Ce ne sont pas les deux milliards quatre que le premier ministre « met sur la table » qui vont y changer grand-chose.
Il est urgent pourtant qu'aujourd’hui on commence à les construire ces horizons désirables. Il est urgent que le gouvernement en prenne conscience et parle pour de vrai de solidarité et de justice sociale.
Ce qu’il faut craindre en effet, c’est que, dans l’ambiance délétère qui se renforce de jour en jour, les gilets jaunes ne laissent insidieusement place aux gilets bruns ou noirs et que l’Histoire ne nous rappelle alors cruellement à quel point Démocratie et République sont choses fragiles.