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Bras de fer en pharmacie

Dix neuf heures ce vendredi. On se bouscule aux caisses du supermarché. On se bouscule dans la galerie marchande et jusque dans les allées de la pharmacie, suffisamment larges pour qu’on puisse y faire la queue, appuyé sur son caddie.

- Ecoutez madame, imaginez que vous fassiez vos emplettes à Carrefour. Vous vouliez des pommes et il n’y en a plus. Ce n’est tout de même pas Carrefour qui va téléphoner à Intermarché pour qu’il vienne remplir votre panier !

Le pharmacien, scande sa tirade à grands mouvements de bras, avec l’air inspiré de celui qui a trouvé le mot juste sans avoir eu besoin de le chercher. Sa gestuelle évoquerait celle du chef d’orchestre s’il en avait le coup de tête, ou encore la danse presque immobile du matador s’il en avait le coup de rein. Mais il est obligé de se voûter pour s’adresser à la vieille dame accrochée au comptoir, et qui ne le regarde même pas. Elle fouille son cabas dont elle sort un petit emballage de carton blanc qu’elle lui tend

- Voilà ce qu’il me faut, et si vous ne l’avez pas, vous devez me le commander. Ce n’est tout de même pas à moi à faire votre travail monsieur. Même ma voisine, dont le fils est clerc de notaire, m’a dit que vous étiez obligé.

- Ca n’existe plus, lui répond le pharmacien d’un ton désespéré ! Je vous l’ai déjà dit hier et je viens de vous le redire encore. Je ne peux pas le commander. On ne le fabrique plus. Peut-être d’autres collègues en ont-ils encore dans leurs stocks, mais je ne vais tout de même pas appeler les vingt pharmacies de la ville pour le savoir !

- C’est vous ou c’est moi, reprend la vieille dame. Moi j’ai quatre-vingt-treize ans monsieur, et vous, c’est votre travail.

Dans les allées encombrées de caddies, on réagit par de petits grognements qui valent acquiescement. On s’impatiente mais on voudrait bien en même temps que ce pharmacien se laisse attendrir. Quatre-vingt-treize ans tout de même... Et puis si ce n’est pas le pharmacien qui fournit les médicaments ce sera qui alors? Et cette vieille dame, qui parait si solide ancrée au comptoir, elle va peut-être faire une apoplexie ce soir si elle n'a pas pu prendre ses potions.

- Ecoutez madame, je peux vous trouver un équivalent si vous voulez, propose le pharmacien d’un ton conciliant.

Dans l’encombrement des caddies on retient son souffle. C’est une première ouverture, et la négociation va peut-être enfin aboutir, la vieille dame retrouver son sourire et le comptoir se libérer enfin pour le patient suivant.

- Non, non, se met-elle alors à trépigner. C’est celui là que je veux et pas un autre. Les autres me font trop saliver et je bave. C’est votre travail, c'est pas le mien. On pourrait prendre un peu plus soin des vieux tout de même.

Le grondement reprend et se répand cette fois dans toute l’officine. On ne va tout de même pas la laisser mourir la vieille! Il lui faut ses médicaments. Solide comme elle est, elle pourrait allégrement passer les cent ans

Le jeune pharmacien cherche du regard l’appui de ses collègues qui, à l’exception de l'un d'entre eux qui le rejoint courageusement, préfèrent se pencher sur les ordonnances de leurs clients respectifs.

- Mais enfin, comprenez-moi, hurle-t-il alors à l’adresse de l’encombrement des caddies. S’il s’agissait d’un médicament essentiel, d’un traitement pour le cœur, ou je ne sais quoi, évidemment que je me mettrais en quatre pour le trouver. Mais, c'est un dentifrice spécial dentiers... Vous vous rendez compte ? Un produit pour nettoyer son dentier !

Le grondement se tait d’un coup.

Et du silence surgit alors comme un claquement de langue puis un premier gloussement, un premier rire enfin qui roule de caddie en caddie et qui se moque du pharmacien, de la vieille dame, des bobos petits et grands, un rire qui se coule hors de la pharmacie, qui envahit la galerie marchande et gagne les caisses du supermarché, qui saisit les vigiles et les plie en deux, et réchauffe les caissières qui grelottaient malgré leurs mitaines, un rire qui réconcilie petits et grands, jeunes et vieux, malades et bien-portants...

La vieille dame a lâché son comptoir et se met à rire, à rire et à rire. Et elle chevauche son rire qui l'emporte.

Elle n'aura jamais cent ans

 

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