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La Colette : une petite histoire de Noël presque vraie

Chaque fin de semaine, Colette dressait son étal de fleurs sur la place, devant l’école du quartier. Tout le monde, à commencer par les enfants, connaissait sa silhouette ronde, son teint rougeaud, son bonnet de laine et ses mitaines. On ne lui savait pas d’âge

Les enfants, lorsqu’ils passaient devant le minuscule barnum qui débordait de couleurs en toutes saisons ne manquaient jamais de la saluer. Sa voix de stentor les aurait sinon immanquablement rattrapés d’un formidable :

« Hé toi ! La maîtresse ne t’a jamais appris la politesse peut-être ? »

Le dernier enfant rentré et les grilles de l’école refermées, quelques parents, autrefois écoliers eux-mêmes, et qui avaient subi ses foudres pour ne l’avoir pas saluée, s’arrêtaient pour prendre des nouvelles du quartier. C’est que « La Cacatte », comme on la surnommait, était une formidable commère.

A l’approche de Noël, lorsque la fin de la classe marque le début du crépuscule, elle partageait avec quelques intimes un   vin chaud qu’elle tenait dans deux vieilles thermos dissimulées au milieu d’un monceau de fleurs coupées. J’adorais ces moments, pour l’ambiance et le vin chaud, et parce que je trouvais parfois dans le flot de ses commérages la matière d’une brève ou d’un clin d’œil que je proposais ensuite à la rédaction de mon journal.

Ce soir-là à quelques heures du réveillon, Colette avait troqué son bonnet de laine pour une capuche de Père Noël garnie de petites lumières aux couleurs changeantes qui faisait écho au scintillement des illuminations municipales sur les façades de la place. Ce qui ne changeait pas en revanche, c’était la voix tonitruante

- Tu tombes bien Stéphane. Tu as su ce qui arrivait au Ouin-Ouin ?

Et, sans me laisser le temps de reprendre mes esprits, de remettre le Ouin-Ouin, un gars aux cheveux blonds filasses, avec une voix aigüe qui, depuis l’école, lui avait valu bien des moqueries :

- Ah ça ! C’est sûr que s’il fallait attendre les journalistes comme toi pour avoir les nouvelles, reprenait-elle, entrainant dans son rire le petit cercle de compères qui l’entourait.

Prends donc un vin chaud qu’on te raconte !

Elle me tendait un gobelet aux vapeurs parfumées de girofle et de cannelle 

- Noël ou pas, lança une voix d’homme, il était prévenu le Ouin-Ouin ! Alors il ne va pas venir pleurer maintenant !

- Ce n’est pas lui qui chiale, le coupa Colette. C’est son mioche. Il ne m’a pas dit bonjour hier. Alors je l’ai sermonné et il est tombé en larmes. Et moi, un môme qui pleure ! Alors je lui ai promis, que ça s’arrangerait, que c’était Noël tout de même !

Si je ne me trompais pas, le gamin fréquentait encore la maternelle. Son père avait été le gardien de l’usine qui avait fermé six mois plus tôt. Cent cinquante ouvriers à la rue.

- Qu’est ce qui lui arrive alors au Ouin-Ouin, ai-je demandé, provoquant un brouhaha rapidement couvert par la voix de l’homme qui était intervenu.

Lui aussi était un personnage du quartier. On l’appelait P’tit Paul, un petit trapu qu’on savait coléreux et rapide, malgré le ventre qui lui débordait de son t-shirt toujours trop court. Un jour, on l'avait hélé au bistrot où il avait ses habitudes d’un « Hé le gros ! ». P'tit Paul avait sorti le malpoli du bar, sans lui laisser le temps de réagir, en le poussant furieusement du bide à la manière d’une auto tamponneuse.

- Hé bien le Ouin-Ouin, quand on s’est tous retrouvé à la rue, il a continué d’habiter dans sa maisonnette à l’entrée de l’usine, sans se poser de questions. Et là, ils viennent de couper le courant dans les ateliers, et son logement était branché dessus. Il y a des mois que je l’avais prévenu !

- N’empêche, marmonna la Colette. Pas de lumière et peut-être bien pas de chauffage ni de quoi cuisiner … Avec deux mômes et un soir de noël. Je ne suis même pas sûre qu’ils aient des bougies pour leur sapin !

- Tu n’as qu’à les inviter toi, répliqua P’tit Paul.

- Où ? Dans ma caravane ?

Le cercle des compères s’était resserré.

Tous attendaient de partir achever les préparatifs du réveillon, de cette petite parenthèse de bonheur qu’ils espéraient dans une vie que leur licenciement avait bouleversée. Mais ils voulaient d’abord savoir comment finirait l’affaire du Ouin-Ouin. Ce n’était pas qu’ils s’apitoyaient sur lui et ses mioches. C’est qu’ils s’en sentaient solidaires, parce que son aventure faisait remonter en eux cette amertume qu’ils tenaient profondément enfouie; l’amertume de s’être sentis trahis par une usine où beaucoup avaient commencé comme arpètes et avaient tout donné pour se retrouver en détresse vingt ou trente ans plus tard.  Et Ouin-Ouin, l’usine le trahissait une seconde fois aujourd’hui. Et cela les ramenait à ces moments terribles où ils avaient dû avouer à leurs gosses qu’ils étaient désormais sans boulot et que plus rien ne serait comme avant.

- Tu ne peux rien faire toi, Stéphane ?

Le ton de la Colette s’était fait implorant

- Que veux-tu que je fasse, bougonnai-je ? Téléphoner au père Noël pour qu’il apporte un groupe électrogène ?

- Tu connais le Maire. Tu pourrais aller le voir me rabroua-t-elle !

- Tu parles, le Maire prépare son réveillon comme tout le monde. Et puis …

- Attends, lança soudain P’tit Paul, me coupant la parole. J’ai déjà vu un jour que les gars d’EDF, enfin on ne les appelle plus comme cela, avaient installé un compteur de chantier en dépannage.

- Oui, et tu vas les trouver où tes gars, lui répliquait sèchement La Colette ?

- Peut-être bien à finir de préparer leur sapin pour demain à la salle des fêtes en face, répondit P’tit Paul en désignant trois hommes qui descendaient d’un kangoo logoté ENEDIS.

 

Laissant la garde de son barnum au cercle des compères, la Colette était aussitôt partie en ambassade, une thermos de vin chaud et des gobelets à la main.

- Ils sont d’accord, brailla-t-elle sans attendre de nous avoir rejoints ! Ce n’est pas très légal, mais c’est Noël. Alors ils appellent des collègues et ils arrivent.

Elle rayonnait et les lampions de sa capuche flamboyaient comme jamais.

- Vous pensez qu’ils ont encore l’âge de croire au Père Noël les petits du Ouin-Ouin, demanda-t-elle tout à trac ?

- Ses gosses, je ne sais pas, répliqua P’tit Paul. Mais le Ouin-Ouin pour sûr, il est assez stupide pour y croire encore.

- Vous savez quoi, ai-je conclu. On va tous se déguiser pour assister à la pose du compteur. Et je vous promets un beau reportage dans l’édition de mardi prochain. Un papier qui les met en valeur évitera en plus que les gars d’Enedis aient des ennuis avec leur hiérarchie.

Et c’est tout un album photo qu’a publié mon journal la semaine suivante, une parade des habitants du quartier qui avaient rejoint notre petit cercle en un carnaval improvisé.

 On y dansait une farandole étincelante autour des deux gars en bleu qui faisaient le branchement. Puis les dizaines de guirlande que l’on avait apportées en un joyeux désordre, et que chacun avait fixées comme il le pouvait sur la façade, l’avaient illuminée. Et dans le chatoiement des couleurs qui scintillaient en centaines de minuscules étoiles, apparurent sur le pas de la porte les deux petits du Ouin-Ouin, stupéfaits.

Une voix a entonné « Mon beau sapin » que tous ont repris en chœur.

J’ai vu perler une larme à la paupière de Colette, qu’elle a subrepticement chassée.

C’était il y a dix ans.

Depuis lors, dans le quartier, chaque soir de Noël au crépuscule, quelques heures avant le réveillon, on se retrouve à danser sur la place. Ce rendez-vous, on ne l’a manqué qu’une seule fois. Ou plutôt, on s’est retrouvés cette année-là, mais en silence. La Colette était partie l’avant-veille, toute seule dans sa caravane, houspiller les anges de sa voix tonitruante.

Il m’arrive encore parfois, à l’approche de Noël, de chercher son barnum dans les dernières lueurs du crépuscule. Et me revient alors ce délicieux mélange de parfums de fleurs coupées, de girofle et de cannelle.

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