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Tablemots

Obusite

Le noyer a semé ses feuilles en grosses plaques que la pluie colle sur l’herbe et que le vent ne parvient pas à ressusciter. Ne restent que ses longs doigts tordus qui griffent la grisaille d’un ciel effondré sur l’horizon.

Paul est épuisé. Ce ne sont pas tant ses jambes qui ne le portent plus. C’est sa tête.

Il tremble.

Mais il continue de marcher. Marcher jusque là-bas, vers cette voûte de branches tressées qui lui semble protéger le sentier de la brume froide et qui l’invite à venir méditer au creux de l’intimité du bois, comme sous les arcades d’un cloître.
Le mur des collines aux alentours lui cache son enfance. Il lui faut le passer.


Tapi dans un creux, le squelette d’une église, que le vent de novembre dévoile en écartant des cimes dépeuplées, l’entraine vers des instants mystiques qu’il sait perdus. Mourir ici, ce ne serait pas mourir. Ce ne serait que fondre la pâle grisaille de l’instant dans une épaisseur froide d’éternité.

Les fusils claquent, proches.

Il tremble sous la capote alourdie de boue et de pluie, alourdie surtout du souvenir des copains de quelques mois, quelques semaines ou quelques heures. Le souvenir de ces paysans aux mains calleuses et au regard d’enfant que la boue et le sang ont terni, de ces ouvriers gouailleurs que les sifflets et la mitraille ont empaquetés de silence.
Pourquoi sont-ils passés eux, quand il tremble, lui, depuis si longtemps ?

Les fusils claquent, plus lointains à présent. Il a échappé cette fois encore aux gardes et à leurs balles glaçantes qui vous explosent dans la chair en milliers d’éclats minuscules et si froids qu’ils vous brûlent à l’intérieur, ne laissant sous le cuir fragile de la peau qu’un magma de douleur.
C’est à lui qu’ils en ont, il en est sûr. Ils ne veulent pas qu’il atteigne la porte. Ils ne veulent pas qu’il passe les collines et qu’il retrouve son enfance.
Ils patrouillent jour et nuit, arrachant toute vie à cette journée de novembre qui n’en finit pas de renaître.

Paul n’est jamais parvenu à les voir. Mais il a fini par les reconnaître. Il sait leurs grognements et le chuintement de la boue qu’aspirent à chaque pas leurs brodequins. Il sait la puanteur de leurs corps engoncés dans des capotes couleur de brouillard, d’humus et de sang. Il sait la brûlure de leurs balles.
Au début, il ne parvenait pas à les éviter, ni les gardes, ni les balles. Et puis, avec le temps, il avait appris. Il lui suffisait de trembler et de trembler encore, nuit et jour, sans discontinuer.

Le voilà arrivé.
C’est une minuscule cave basse et voûtée, creusée dans le flanc de la colline, et que consolide une enveloppe de silex. Paul s’est demandé d’abord pourquoi on l’avait creusée là, au milieu de nulle part, au milieu de ces brouillards de novembre. Puis il s’était dit qu’elle était peut-être l’entrée, le premier corridor qui menait à la porte. Cette porte qui conduisait à l’innocence, et, qui sait, à la paix et au bonheur. Cette porte que tous les autres avaient déjà trouvée puisqu’ils n’étaient plus là, et qu’il restait seul dans la boue et le froid à devoir se garder des patrouilleurs et de leurs balles.

Il tremble toujours.  Mais il ne sait plus pourquoi. Les fusils se sont tus. Ils se taisent toujours quand il approche de la cave.
Il y entrera cette fois encore. Et, dans le silence et la pénombre, il palpera chacun des silex qui en forment les murs et la voûte. L’un d’eux doit être la clé. L’un d’eux doit lui découvrir la porte.

Il s’arrête soudain, stupéfait. La cave n’est pas vide cette fois. Et elle s’est faite tombeau.

A l’entrée, sur le sol, repose le corps à demi dénudé d’une femme pris dans un entrelacs de racines ocres et noires et qui soulignent sa pâleur.

Il ferme les yeux. Il ne veut pas la voir. Il ne veut pas d’elle.
Puis il se sent dans un état bizarre, comme s’il devenait différent, comme si le monde lui même devenait différent. Et il finit par prendre conscience qu’il a cessé de trembler.


Il ouvre alors les yeux et s’approche de la femme. Il est sûr à présent de la connaître et d’avoir caressé déjà ces seins un peu lourds et la courbe de ce ventre. Il se penche sur elle pour couvrir son corps des lambeaux boueux du tissu de la robe, mais il se redresse brusquement en gémissant de terreur.


Elle n’a plus de visage et l’entrelacs de racines qui flagelle son corps est pétri d'humus, de sang, d’excréments . Mais que fait elle là, dans ce jour de novembre, dans cette cave retranchée, arrachée à la glaise détrempée des champs et des bois de la Somme que massacrent et labourent des milliers d’obus.
Qu’est-elle venue faire là, elle qui vient du monde d’avant, quand il n’y avait pas de guerre et qu’il n’était pas enterré, lui, dans ce boyau gluant de merde et de sang que ne nettoie même plus cette maudite pluie glaciale mêlée de neige fondue.


Paul ferme à nouveau les yeux pour la renvoyer dans son monde à elle et qu'il a connu  quand il n’était plus tout à fait gamin, et pas encore chair à canon ; dans ce monde que tous les jeunes gens ont dû laisser et où ne demeurent plus aujourd'hui que femmes, vieillards et enfants.

Puis il se met à hurler, les paupières soudées l'une à l'autre.
Il se jette au fond de la cave et gratte la pierre dans le noir. Ses ongles cassent et il rabote ses doigts jusqu’au sang. Il ne s’en rend pas compte. Il faut qu’il trouve la porte, qu’il la force et qu’il l’ouvre.

Il faut qu'il passe le mur des collines,  qu'il s’envole au-delà de la ligne des crêtes. Ne plus affronter le feu des mitrailleuses, ni se jeter dans un trou d’obus, et y rester à demi noyé, à trembler de froid puis... à trembler, trembler, trembler...

Il n’y a plus d’avant. Il n’y a pas d’après. Il n’y a que ce jour de novembre et ce corps qui tremble et qui s’épuise à ne pas mourir. Il n’y a que cette porte....

Mais elle s’ouvre soudain.

Elle répand une lumière sale et jaunâtre.


Paul se recroqueville contre le mur de silex de la cellule d’isolement. Deux hommes  sont entrés taillés comme des forts des Halles. Ils le prennent. Ils le traînent. Ils l’emportent dans un long couloir sombre jusqu’à la salle de soins. Ils le jettent dans un fauteuil et le garrottent étroitement.


Un homme lui fait face à présent, vêtu de blanc :

- C’est votre dernière chance Paul, lui lance-t-il sèchement. Prouvez moi que vous n'êtes pas un simulateur hystérique invétéré. C'est le torpillage électrique ou c'est le conseil de guerre. A vous de choisir.

Paul secoue la tête.

La porte !
Il a trouvé la porte !

Ecouter la lecture par l'auteur

Nota Bene

Le terme d’obusite (obus) désignait lors de la première guerre mondiale l’état psychique et psychosomatique de soldats du front qui, après un fort traumatisme restaient pliés en deux, ou vomissaient en permanence, ou encore étaient sujets à des tremblements incontrôlés. La médecine militaire les prenait en charge sans bien reconnaître la pathologie dont ils souffraient et nombre d’entre eux étaient considérés comme simulateurs. Il fallait donc les remettre sur pied par tous les moyens pour les renvoyer au front (carcans, électrochocs que l’on appelait torpillage électrique, et autres pratiques tout aussi douloureuses qu’inutiles.) Quelques-uns ont refusé ces traitements et, après des séjours plus ou moins longs en isolement, la médecine les a considérés comme simulateurs et hystériques invétérés. Elle les a alors renvoyés en conseil de guerre, ce qui pour certains leur a valu d’être fusillés.

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