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Le Pacte

Un texte écrit rapidement pour "Pochade" sur un thème imposé : Le feu s'éteint en enfer, quelles solutions ?

Inimaginable !

Même dans sa vie d’autrefois, quand les temps autorisaient les choses les plus étranges, avant qu’il n’ait volé le feu pour le donner à l’homme, avant que Zeus ne l’ait puni d’un châtiment si terrifiant, rien d'aussi grave ne lui était arrivé. Il avait pensé jusque-là que le pire serait à jamais pour lui cette atroce morsure de l’aigle venu dévorer chaque jour son foie reconstitué chaque nuit.

Puis Héraclès, ami des hommes et des dieux, l'avait délivré de l’aigle, et Zeus de ses chaînes. On l’avait affecté à des tâches subalternes, dans les abîmes proches du Tartare. On lui avait rendu une vie bien réglée. Comme une longue et monotone convalescence.

Par “On”, Prométhée ne désignait au début que Zeus, maître de toutes choses, solide et flamboyant. Puis, c’était devenu un “On” plus impersonnel et polymorphe, un “On” crédule et meurtrier, médiocre et inconstant.

C'est que les hommes avaient gagné en puissance depuis qu'il leur avait donné le feu. Et au fil du temps, ils avaient créé leurs propres dieux. Quelques-uns inventaient des mythologies si réelles qu’ils finissaient par y croire eux-mêmes, oubliant qu’ils en étaient les géniteurs. Elles se répandaient ensuite, imposées au besoin par le feu et la terreur, dans des cercles de plus en plus larges de peuples que l’ennui avait rendu fades et crédules.

Ce phénomène sans cesse reproduit fascinait Prométhée qui ne se lassait pas de voir naître ainsi dans l’imaginaire de l’homme des dieux illusoires, peu doués pour l‘éternité, des étoiles filantes, et terrifiantes parfois, qui finissaient toujours par s’éteindre.

Quant aux anciens, les dieux du mont Olympe ou du royaume d’Asgard, ceux de l’au-delà, ils s’étaient lentement étiolés au fur et à mesure que l’Homme les avaient oubliés et ils s’étaient réfugiés sur les rives du Phlégéthon, au plus profond de la terre, loin du tumulte d’en haut, des satellites, des drones, des avions supersoniques et des missiles, loin de l’agitation inutile des innombrables fourmilières humaines. Là, ils avaient retrouvé un peu de couleur et, dégustant à petites gorgées le suc exquis de l’ambroisie-maison que leur servait Prométhée, ils ressassaient le monde d’avant, avant que Prométhée n’ait volé le feu. Ils parlaient de la vanité de leur création, de l’inconstance de l’Homme et de son étrange capacité à se détruire.

- C’est inimaginable !

- Qu’est ce qui te trouble à ce point Prométhée tonne Zeus ?

- Oui, qu’est ce qui le trouble à ce point reprend et scande le chœur des dieux ?

Ils étaient tous là, les grands, les petits, les grassouillets, les beaux, les moches, les cagneux, les grincheux comme les bienveillants, les têtes et les cuisses animales, plumeuses ou velues, en sabots, en bottes, en pattes ou en cothurnes, des bras plein le torse ou des crânes plein les bras. Tous avaient répondu à l’appel de Prométhée. Non qu’il soit vraiment des leurs, ni qu’ils le respectent, au contraire. Ne les avait-il pas déjà trahis !  Mais il était aujourd’hui le maître de l’ambroisie, cette liqueur sans laquelle l’immortalité ne serait qu’une longue inconscience, un coma désespérant. Sans elle, la divinité devenait un fardeau inutile, une éternité d’ennui. Autant devenir humain, mais c’était impossible.

-  Les flammes du Phlégéthon faiblissent. Le flot ne charrie presque plus l’huile noire qui les entretient. De mémoire de Titan, ce n’était jamais arrivé.

- On s’en moque, tonne Zeus qui, entretemps, a pris l’habit d’Odin dont il est le jumeau.

- On s’en moque et on s’en moque, reprend et scande le chœur des dieux

 

Prométhée hésitait à poursuivre ses explications. Il n’avait pas oublié la cruauté des châtiments qu’imaginaient parfois les dieux. Et il les craignait encore.

Comment leur avouer alors que les feux de l’enfer qu’alimente le Phlégéthon sont nécessaires à la distillation des âmes et à l’extraction de la substance divine, cette ambroisie qui les nourrit ?

Comment leur avouer surtout que ces âmes sur lesquelles il n’avait aucun droit, il se les était appropriées depuis longtemps pour soutenir sa production et étendre un commerce qui le rendait indispensable et lui donnait son ascendant sur eux ?

Comment leur expliquer que d’ores et déjà la mollesse des flammes nuit à la qualité du traitement des âmes ; que de plus en plus de scories y demeurent incrustées et empêchent qu’elles fusionnent parfaitement avant d’être distillées dans cette divine harmonie de couleurs, de parfums et de goûts exquis et qui, de toute éternité, les a séduits et les a nourris ?  Sans la vigueur des flammes dans le Phlégéthon, il ne pourra plus les décaper, en ôter toute trace de malice, de médiocrité de compromission, d’intolérance, de suffisance, d'égoïsme ou de choses bien plus noires encore, tellement noires parfois qu’on croirait qu’on n’en gardera rien. C'était la fin de l'Ambroisie. Et, pour lui la fin du confort.

- Je vais remonter le fleuve et chercher où disparaît l’huile noire, annonça-t-il alors simplement.

- Va grommela Zeus !  Va mais assure-toi d’abord que soient bien remplies nos jarres d’ambroisie, et que rien ne manque !

- De l’ambroisie, de l’ambroisie, reprend et scande le chœur des dieux. 

Le Phlégéthon suit un cours presque circulaire, formant d’effroyables douves autour du Tartare. Prométhée connaissait le passage vers les profondeurs, vers les fondements de la terre, là d’où arrivait l’huile noire en puissantes vagues. Il n’y avait guère, à part lui, qu’Héphaïstos, l’infatigable forgeron qui sache s’y rendre. Ils œuvraient là tous deux depuis si longtemps. Hadès, le dieu des enfers se moquait bien quant à lui de ces détails. Et les autres n’avaient pas à en connaître. N’avaient-ils pas renoncé à se déplacer depuis des millénaires, préférant voyager dans les vapeurs de l’ambroisie plutôt que courir les prairies et les rivières, accompagner le périple d’un Ulysse ou d’un Jason, regarder combattre des guerriers jusqu’aux portes du Walhalla, ou simplement vivre des moments de plaisirs amoureux sur une île ensoleillée ou dans la fraîcheur du crépuscule.

Prométhée s’arrêta soudain stupéfait.

A l'endroit où, quelques semaines auparavant encore, l’huile noire jaillissait des abimes en puissantes vagues, une colonne de métal, plantée dans le lit du fleuve, filait vers la surface de la terre, ne laissant sur l’onde que quelques sombres clapotis. Les hommes avaient donc réussi, avec leurs machines infernales, à transpercer le sol jusque-là, et ils avaient commencé à pomper l’huile dans les propres réserves des dieux.

 Rien ne les arrêtait plus, pas même la crainte ancestrale de l'au-delà ! Ils se prenaient pour qui donc ces hommes que l'on avait d'abord pétris de glaise ?

Prométhée ne pouvait en tout cas laisser les choses en l'état. Mais quoi faire ?

Sévir comme on l’avait fait autrefois, par un déluge ou par le feu du ciel ?

Il n’en était pas question. Les dieux n'en auraient pas accepté l'idée. Ils n’étaient plus de force. L’Homme disposait à présent du même feu que celui qui avait permis autrefois à Zeus de vaincre Cronos, après que Cronos avait détrôné Ouranos. Mais il manquait de sagesse. Et il était bien capable de tout détruire, le Tartare inclus.  Il avait depuis trop longtemps renoncé au « Kalos, Kagathos » des anciens, à entretenir sainement son âme et son corps. Il avait renoncé à la quête du Nirvana, à celle du Saint Graal qui ne pouvait conduire qu'à une vie humble comme celle d’un François d’Assise. Il avait préféré cette infinie médiocrité qui, parce qu’elle est infinie, donne l’illusion de la puissance.

Dérober à l'Homme le feu et le rendre aux dieux, comme il l'avait autrefois dérobé aux dieux pour l'offrir à l'homme ?

Trop compliqué. Le feu s'était répandu partout. Et il y aurait bientôt plus de missiles nucléaires qu'il n'y avait de dieux. Il n'en avait pas le temps.

 Il ne lui restait donc qu’à négocier. Racheter l'huile noire aux hommes en feignant d’oublier qu’elle appartenait aux dieux. Ou bien ! Un plan lui était venu, en une fulgurance. Ce n'était que l'adaptation d'une vieille recette, mais qui avait fait ses preuves à maintes reprises.

Il allait délocaliser sur terre la production d’ambroisie, moyennant une petite part dont il laisserait l'usage à ses interlocuteurs locaux. L’Homme commencerait alors d’en consommer un peu, convaincu de conquérir ainsi une part d’éternité ou de divinité. C'est que Prométhée savait se montrer un sacré bateleur. La conséquence en serait cocasse et sans aucun doute destructrice. Chaque humain chercherait en effet à ne la conquérir que pour son propre compte, dévorant les autres sans vergogne, avant d’être dévoré lui-même. Ils n’ont jamais compris sur terre que la divinité ne se conçoit qu’à l’échelle de l’humanité tout entière, passée, présente et future et que chaque vie n'en est qu'une étincelle.

Et pendant que les hommes s’entredévoreraient, les dieux continueraient de vaquer tranquillement à leurs affaires de dieux sur les bords du Phlégéthon, s'abreuvant sans réserve de la plus pure des ambroisies. Quant à lui, Prométhée, il demeurerait pour longtemps leur puissant serviteur et leur humble maître.  

Le plan était parfait.  Il lui fallait à présent trouver ses interlocuteurs, passer avec eux des accords, et renouveler ce pacte d’autrefois, celui qu’il signait alors du nom de Satan, ou de Belzebuth ou de … Le Malin. Voilà comment on le désignait le plus souvent. Mais qu’importait le nom pourvu que flambe  le Phlégéthon pour l'éternité !

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