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Après l'orage

Quelque chose n'allait pas.
Mais qu'est-ce qui clochait donc ?
Louis était allongé sur le dos, immobile, sans parvenir à ouvrir les yeux ni bouger un doigt. L'idée lui venait pourtant qu'il pourrait le faire, mais le voulait-il en vérité ?
En tout cas, il respirait.
Il ne s'en rendait pas vraiment compte, mais il respirait. De cela il était certain.
Et puis, s'il n'avait pas respiré, il serait mort, et non pas ici, à imaginer que quelque chose clochait.

Le silence !
C'était un silence étrange.
Ce n'était pas le silence ouaté de l'aube, quand il a neigé dru toute la nuit et que Louis aimait dans son enfance pour toutes ses promesses. Ce n'était pas davantage celui qui vous bourdonne à l'intérieur quand un obus tombe tout près de vous et projette, en pluie tout autour, des gravats et de la terre, mêlés de débris de chair.
C'était aujourd’hui comme un vernis épais et froid qui lui collait à la peau et colmatait tous ses orifices. Ce silence-là était opaque et inodore.

Inodore, voilà ce qui clochait !
Souffrait-il d'anosmie ? Il avait entendu parler de cette affection au cours d'un repas. Il s'était alors demandé s'il pourrait supporter un monde sans odeurs, un monde sans épaisseur en quelque sorte.
Il essaya de convoquer les parfums de ce fameux repas. Il se souvenait d'un subtil mélange de tomate et de basilic, mais il n'en retrouvait pas les couleurs. C'était comme une de ces esquisses imprimées sur les pages d'un cahier de coloriage avant que la main d'un enfant y ait déposé avec soin des taches pastel.

Le cahier s'embrasa tout d'un coup et lui revinrent alors, non pas les fragrances du repas, mais une abominable odeur de chair brûlée et des relents fétides de pisse et de merde. Tout n'était plus que puanteur. L'âcre fumée que dégageaient partout les immeubles en flammes l'avait obligé à cligner les yeux et à tenir un mouchoir serré sur sa bouche et son nez.
Puis il se souvint du tonnerre des obus, qui couvraient en pointillés serrés le fracas des murs et des toits qui s'effondrent et le formidable vrombissement de l'armada volante venue bombarder la ville.

Mais pourquoi donc était-il venu en ville ? Il aurait mieux fait de rester dans le couvert de la forêt, malgré la rudesse de l'hiver.
Il s'était laissé convaincre par Alex après que les bombes avaient rasé la ferme où ils travaillaient depuis quatre ans, depuis qu'ils avaient été faits prisonniers dans la campagne autour de Sedan.
Il n'était pas certain que les lettres KG ⃰, qui commençaient à s'estomper au dos de leurs vestes, leur seraient d'un grand secours quand les Russes arriveraient.
C'est qu'ils progressaient rapidement, les Rouges, éliminant les poches de résistance les unes après les autres.

Il entendait mieux à présent. Il discernait confusément, comme au travers d'un oreiller, de formidables craquements. Puis il crut distinguer un miaulement.
Non ! Il rêvait pour sûr. Que serait venu faire un chat dans cet enfer ?

Un éclair de douleur le traversa soudain, avant de s'installer sournoisement sur toute la surface de son dos.
Bouger. Se retourner sur le ventre. Il avait beau l'ordonner à son corps, il ne se passait rien. Il se sentait engoncé comme dans une camisole. Qu'est-ce qui pesait donc sur lui ? Et puis cette douleur qui irradiait. C'était comme si on l'avait couché sur une planche à clous ou sur un lit de braises, ou peut-être les deux à la fois.

Le brasier.
Le brasier bien sûr. Voilà que ça lui revenait.
La femme qui hurlait coincée sous une poutre au milieu du brasier. Lui qui s'élançait et Alex qui tentait de le retenir.
« Va pas risquer ta vie, lui hurlait-il, ce n'est qu'une putain de boche ! »
Mais il s'était déjà courbé sous la poutre, avant de la relever du dos et des épaules, fragile Atlas qui ne sentait pas la brûlure de la flamme tant était intense son effort.
La femme s'est glissée en rampant hors du piège et elle s'est enfuie, terrorisée, sans même un regard pour lui qui trébuche, et... plus rien.

Il entendit de nouveau miauler le chat... Ou était-ce un grincement ?
Une roue. La roue d'une brouette ou d'un chariot peut-être. Mais où pouvait-il bien se trouver pour qu'y circulent des chariots ?
Il fallait absolument qu'il ouvre les paupières pour le savoir.
Il essayait de se concentrer sur cette nécessité, mais quelque chose venait de frôler son bras et l'en avait empêché. Était-ce le chat ?
On parlait autour de lui. C'étaient des voix étouffées qui lui paraissaient venir d'en bas. Il ne pouvait s'empêcher d'écouter et de tenter de traduire.
« Ratten zurück ! » Ces deux mots rebondissaient en un écho interminable.
« Ratten zurück ! » Les rats sont revenus, se dit-il alors. Mais quels rats ?

Un sentiment de panique l'envahit soudain en même temps que ses yeux s'ouvraient enfin.
Un rat collé le long de son bras mordait dans une matière blanchâtre. Louis finit par reconnaître une main recroquevillée, que prolongeaient un bras noirci et un buste sans jambes.
Il tourna la tête avec un sentiment d’écœurement. Mais autour de lui et sous lui, ce n'était qu'un monceau de cadavres et de débris humains à demi calcinés.
De là où il était, il distinguait, perchée sur une colonne, la statue d'une déesse conquérante qui brandissait sa lance et son étendard au milieu de ruines, de fenêtres aveugles et de squelettes de pierre. C'était un étonnant contraste que cette guerrière de marbre qui semblait appeler au combat une armée de cadavres et de fantômes. Louis ne put retenir un sourire qui se figea bientôt.

En bas, des hommes s'affairaient autour d'un chariot chargé de bidons, cependant que deux soldats s'équipaient de lance-flammes. Il réalisa soudain ce que signifiait la scène et, oubliant toute douleur, il se redressa d'un coup avec un hurlement de terreur que reprirent en écho les voix en bas :
« Warten ! Dieser Mann ist noch am Leben criait-elles ! Attendez, Cet homme est encore vivant »

 

___

KG : KriegsGefangener, Prisonnier de guerre

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