4 Février 2018
Il ne réalisa pas tout de suite.
Le message qu’elle lui avait laissé était pourtant limpide
« Je ne supporte plus notre vie, ou plutôt notre absence de vie. Sans toi, je me sens enfin si libre»
- Elle aurait pu me le dire en face, grommela-t-il en refermant le clapet de son téléphone !
Il s’occupa de quelques urgences, les feuilles du cerisier à balayer, les légumes à éplucher qu’il incorporerait au sauté d’agneau prévu pour le dîner. Il se régalait à l’avance du festin, mais plus encore des compliments qu’on ne manquerait pas de lui faire.
Bien sûr, le message d’Eugénie lui trottait dans la tête. Mais les choses étaient-elles si graves après tout ? Ils avaient surmonté d’autres crises déjà, qui s’étaient terminées à chaque fois par de somptueuses retrouvailles.
Il regarda son téléphone sur la table de la cuisine, hésita un instant avant d’en ouvrir le clapet. Pas de nouveau message ! Il n’allait tout de même pas appeler. De toute façon, elle ne répondrait pas. Il la connaissait bien. Ils avaient passé près de dix années ensemble, même si, en réalité, ils ne s’étaient vus qu’à temps moins que partiel. Il savait que, lorsqu’elle s’était refermée comme une huître, cela pouvait durer longtemps.
Il pensa soudain qu’il lui faudrait profiter de ce que le sauté d’agneau mijoterait pour aller chercher le pain. C’est qu’il n’aurait ensuite que le temps de dresser la table et de préparer l’apéritif avant que ses invités n’arrivent. Il se mit un instant à rêver qu’il les recevait avec Eugénie, sans se rendre compte tout de suite que la viande qu’il avait mise à dorer avec quelques oignons émincés commençait à roussir plus que de raison.
Il lança une bordée de jurons. Et sa femme qui n’était toujours pas rentrée ! Il allait encore devoir assumer seul tous les préparatifs.
Pour sûr, avec Eugénie c’eût été différent. Il se le disait depuis dix ans mais...
Il sentit une vibration dans la poche poitrine de sa chemise. Il y porta la main par réflexe. La cuillère en bois qu’il tenait aspergea le dessus de la cuisinière d’un peu des sucs de la viande qu’il était en train de retourner.
- Quel con, jura-t-il à nouveau ! En plus, j’ai rêvé ! Mon téléphone ne peut pas vibrer dans ma chemise. Il est sur la table ! Et de toute façon, elle ne m’adressera pas de nouveau message aujourd’hui.
Il eut pourtant envie de vérifier.
Il résista un instant avant d’ouvrir le clapet de l’appareil. Pas de nouveau message.
Mais toucher son téléphone, c’était déjà un peu comme caresser le velours de sa peau et la légère courbe de la coque bien lisse le fit frissonner.
« Tu n’as pas besoin de me voir lui reprochait-elle souvent. Le téléphone te suffit. Tu ne m’aimes plus. Avant, tu aurais fait n’importe quelle folie pour passer dix minutes avec moi. »
Il savait bien, lui, que ce n’était pas vrai. Lui téléphoner ne lui suffisait pas. Il rêvait de voyages avec elle, ou encore de moments tendres passés à ne rien faire, à être vautré sur le divan devant les flammes qui dansent au creux de l’âtre, sa tête posée au creux de son épaule.
Mais s'en aller après trente-cinq ans de mariage, ce n’était pas si simple. Elle ne s’en rendait pas compte, elle dont on ne pouvait soupçonner encore la petite quarantaine. Quitter sa femme, il n’y arriverait jamais, ou alors ce serait long, plus long que les dix années passées. Il fallait qu’elle comprenne !
S'il l’appelait tout de même, là, maintenant ! S’il lui expliquait, s’il lui promettait... S’il lui disait simplement à quel point elle lui manquait déjà, alors que, pourtant, il n’était pas encore sûr qu’elle l’avait vraiment quitté. Elle pouvait jouer les huitres durant des jours et des semaines, mais elle n’en était pas moins sa vie et lui la sienne. Ils n’allaient tout de même pas passer à côté du bonheur ! Pas pour un coup de blues automnal.
Il savait que tenter de l’appeler était inutile. Elle ne répondrait pas.
Il baissa le feu sous la cocotte de fonte. Le sauté allait pouvoir à présent se débrouiller tout seul et mijoter une bonne heure à couvert. Le fromage ! Il n’avait pas pensé au fromage ! Il fallait le remonter de la cave et le laisser un peu à température ambiante. Et puis il devait aussi mettre à décanter, dans la carafe, le Lalande de Pomerol. Décidemment, il n’était pas à son affaire. Il devait se l’avouer, ce message d’Eugénie l’avait tout de même un peu perturbé.
Que pouvait-elle bien faire à cette heure-ci d’ailleurs ?
Il se mit à l’imaginer jouant sur son piano des airs mélancoliques. Ou peut-être était-elle déjà assise dans son lit, en chemise, adossée à deux gros oreillers, occupée à relire un vieux Simenon. A moins qu’elle ne soit installée devant son ordinateur à lire la presse ou préparer sa journée du lendemain.
En tout cas, elle était chez elle. Elle ne pouvait qu’être chez elle. Il n’imaginait pas qu’elle soit sortie sans lui au cinéma, au restaurant ou Dieu sait où ! Ne lui disait-elle pas souvent qu’elle n’aimait pas sortir seule, qu’elle ne lui demandait pas de quitter sa femme, mais juste de lui donner un peu de temps, de faire que sa vie ne se limite pas à son boulot, au ménage, au repassage, avec ses cours de piano pour seule respiration.
Bon !
Mais il fallait tout de même qu’il aille au pain à présent. Il irait à pied. Ce n’était pas si loin et il pourrait lui téléphoner en marchant. Juste pour lui dire qu’il était triste mais qu’il la comprenait, pour lui demander si elle allait bien ou si elle prenait un somnifère avant de se coucher.
Le téléphone le narguait sur la table. Il en ouvrit le clapet, puis le referma.
« Elle ne me répondra pas, se dit-il, sauf si... »
Il ouvrit le clapet à nouveau et, masquant son numéro, il l’appela.
Trois sonneries...
- Allo répondit fermement une voix d’homme.
- Eugénie, balbutia-t-il...
- Nous rentrons tout juste du cinéma. Elle prend sa douche. Qui êtes-vous ? Faut-il qu'elle vous rappelle ?
Il raccrocha. Il sentait soudain grossir en lui une boule dure, pétrie d’un mélange compact de remords et de regrets et qui, irrésistiblement, se teintait de jalousie.
Il oublia d’acheter le pain.