20 Février 2018
Raymond Perasse était heureux assis dans la salle d’attente de la Carsat. Il s’apprêtait à se fondre dans le monde, à devenir invisible pour de bon.
Jusqu’alors l’invisibilité ne concernait que son handicap. Mais il fêterait bientôt ses soixante-deux ans et endosserait alors le costume d’un retraité.
Une tout autre position sociale que celle d’invalide.
Financièrement, cela ne changerait pas grand-chose. Il lui faudrait toujours compter les centimes et espérer que ne surviennent pas d'imprévus. Il avait cru comprendre que peut-être son changement de statut lui ferait tout de même gagner une cinquantaine d'euros. Le prix d'une paire de chaussures ou de quelques paquets de tabac. C'est qu'il marchait beaucoup et qu'il fumait en marchant.
Mais ce n'était pas tant la question de l’argent qui importait. Il avait depuis longtemps l'habitude d'être pauvre, de faire attention à tout et de censurer ses rêves.
Le véritable bénéfice, c’est qu’il n’aurait plus besoin d'éviter le monde comme il l'évitait depuis près de quarante ans. Quarante ans avec, dans le ventre, la peur qu’on lui demande ce qu’il faisait dans la vie, ce qu’il faisait de sa vie.
En fait, c'étaient plutôt trente-sept que quarante.
Durant les trois années de son enfermement à l’hôpital psychiatrique, il était bien arrivé en effet que d'autres patients l'interrogent. Mais c'était rare et moins gênant. Ils étaient tous logés à la même enseigne.
Mais de retour à la vie civile, il lui avait souvent fallu répondre au buraliste, à l'épicier ou à des voisins curieux qui l’interrogeaient à leur tour.
Il faisait mine d’abord de ne pas entendre. Puis, parce qu’ils insistaient, il tentait un timide : « Je suis en invalidité », avant de préciser, devant leur regard étonné de lui voir deux bras, deux jambes et de bons yeux : « c’est psychologique ».
Leur long silence gêné lui donnait alors à penser qu’il serait le sujet de conversations dès son départ.
Trente-sept ans à éviter les gens et leur regard, à ne les croiser que par nécessité. Trente-sept ans à ne vivre que sur la pointe des pieds, à errer la nuit et dormir le jour à respecter le même rituel
En tout début de soirée, après son petit déjeuner et avant le journal de vingt heures, il allait chercher son tabac chez le buraliste du quartier. A cette heure-là, il serait servi par le patron. La patronne, elle, l'intimidait. Peut-être parce qu’elle lui rappelait cette institutrice de quand il était enfant et dont il tentait souvent de retrouver le nom, sans jamais y parvenir.
Il ne disait qu'un vague bonjour, passait sa commande, empochait sa monnaie et repartait avec un aurevoir aussi vague que le bonjour.
Il filait ensuite, sans changer de trottoir, jusqu'au petit centre commercial à côté. Il se glissait dans les rayons, ombre rapide qui ne se penchait que de temps à autre pour vérifier une étiquette et jeter en vrac quelques boites dans son cabas. Il avait remarqué que les produits les moins chers sont toujours en bas dans les rayons, comme s'il fallait là encore contraindre les pauvres à plier l'échine.
Rentré dans son meublé, il allumait la télé qui lui parlait du monde ou d’autres mondes que le sien. Il préparait son repas. A la nuit tombée, il gagnait le fleuve et comptait cinq mille pas, droit devant lui sur le chemin de halage, avant d'opérer un demi-tour.
Il avait réglé sa vie à l'envers des autres, avec un souci presque aussi maniaque de la précision et de l’exactitude que celui de Phileas Fogg dont il avait aimé les aventures jouées par David Niven dans Le tour du monde en 80 jours version 1956.
- Monsieur, il y a un blanc dans votre récapitulatif de carrière pour les années 1986, 1987 et 1988. Il me faut des justificatifs pour ces trois années ?
Sous son casque de cheveux orange coupés court, la dame de la Carsat, comme l’avait fait la buraliste, lui évoquait cette institutrice qui lui avait enseigné l’accord du participe passé avec le verbe « avoir » à grands coups de règle sur les doigts. Ses cheveux à elle étaient noirs et non pas orange, mais, ils étaient plaqués de la même façon, tellement serrés qu'on aurait cru de gros traits de peinture.
- Je ne comprends pas, j'étais en invalidité tout le temps.
- Je le vois bien Monsieur. Jusqu'en 1986, j’ai un récapitulatif de l'assurance maladie de Tarbes. Après 1988, j’en ai un de Charleville-Mézières. Entre les deux je n’ai rien. Vous avez des justificatifs de versement de pension pour cette période ?
Qu'est-ce que c'était encore que cette histoire ? Il leur manquait toujours des paperasses. Il avait bien été payé tout le temps, mais il n’avait rien conservé. Ni réalisé beaucoup d’économies d’ailleurs.
Ses mains devenaient moites et commençaient de trembler.
- Je ne sais pas. Je ne sais plus, lança-t-il d'un ton coupable. J'ai touché mon invalidité tous les mois. Ça c’est certain. Comment j'aurais pu vivre autrement ?
- Ce n'est pas la question monsieur. Moi il me faut des pièces qui en justifient. Comment voulez-vous qu'on établisse vos droits à la retraite sans cela ? Ou alors vous nous rédigez une lettre indiquant que vous ne disposez d'aucun justificatif et le calcul se fera sans compter ces trois années-là.
- Ça me ferait beaucoup moins de retraite ?
Il était déjà prêt à renoncer aux cinquante euros supplémentaires qu'il escomptait de son changement de statut. Il en serait quitte pour continuer d'user ses souliers au-delà de la corde... Pourvu qu’il échappe à toute cette paperasse !
- Ça peut réduire sérieusement le montant de votre retraite de base. Et on lancera alors votre dossier ASPA pour compléter. Mais pas avant que vous n’ayez réglé la question de votre retraite complémentaire.
- C'est quoi l'ASPA ?
- C'est ce qu'on appelait autrefois le minimum vieillesse.
Elle le regardait, l'air sévère et catastrophé, comme cette institutrice qui l'interrogeait autrefois. Il essaya désespérément de retrouver son nom, comme si l’invoquer pouvait régler cette histoire de paperasses qu'on lui réclamait encore.
C'est qu'en plus des justificatifs pour la CARSAT, il lui fallait aussi trouver pour son organisme de retraite complémentaire les preuves du versement d'indemnités journalières de la sécurité sociale entre 1975 et 1978.
Il se sentait traqué de tous côtés !
- Vous comprenez, lui avait dit la dame de la plate-forme téléphonique dont il avait réussi à savoir qu'elle lui parlait de l’autre bout de la France, si vous ne parvenez pas à prouver que vous avez touché ces indemnités, il n'y aura pas continuité entre vos périodes de travail et votre invalidité. Vous perdrez le bénéfice de quarante ans de cotisations.
C'était quoi cette histoire et qu'est-ce qu'il pouvait bien en savoir de ces indemnités ? Les avait-il touchées au moins ? Il n’en savait même rien. A l'époque il était à l'hôpital, enfermé, et c'est sa mère qui s'occupait de tout.
Mais la mère aujourd'hui perdait un peu la tête. De toute façon, elle habitait loin et il ne la voyait plus. Il lui adressait une lettre de temps à autre mais elle répondait de moins en moins. Et lui, du coup, pensait de moins en moins souvent à lui écrire
- Vous n'avez vraiment gardé aucun papier, aucun justificatif ?
Le ton réprobateur, devenait presque dédaigneux, comme celui de la maîtresse quand il était petit.
- Alors tu mets un E ou pas à la fin de ce participe passé ? Mais sais-tu au moins ce qu’est un participe passé !
Et elle balayait l'air de sa règle, debout sur l'estrade, comme pour l’effacer d’une classe qu’il déshonorait par sa bêtise ou par sa paresse.
Raymond sentait ses mains trembler de plus en plus fort. Il ne voulait pas que la dame de la CARSAT s’en aperçoive et il les tenait dans son dos.
Mais voilà qu’elle le regardait à présent d’un air effaré.
C’est qu’il s’était mis à sourire.
Il souriait à toute cette paperasse, tous ces justificatifs qu'on lui réclamait et qu'on aurait souhaité qu’il les ait gardés, empilés sous son lit, ou dans un placard, ou tout autre endroit de son meublé. Ils s’étaient mis à flotter soudain, comme une étrange escadrille de papillons, une armée multicolore qui envahissait à présent le bureau de la Carsat et tournoyait au-dessus du casque orangé des cheveux de la dame assise en face de lui.
- Écoutez monsieur, s’énerva-t-elle, je vous en prie, je suis sérieuse. Il va falloir que vous les trouviez ces justificatifs. Essayez d'écrire à la Caisse Primaire qui a mis en place votre invalidité. Ils ont peut-être conservé des archives...
Écrire à la caisse primaire... Ecrire, écrire, écrire... Elle ne se rendait pas compte.
Il avait déjà renoncé à sa nouvelle paire de chaussures. Qu’allait-il devoir laisser encore ? Tout de même pas son statut de retraité... De toute façon il ne pouvait pas rester en invalidité... La CPAM cesserait ses paiements dès la fin du mois de son anniversaire.
Des paperasses. Toujours des paperasses. Des paperasses à trouver, à lire et à écrire aussi. Il n’en pouvait plus.
- Vous comprenez monsieur, il faut que l'on contrôle. C'est que, vous savez, il y a de la triche tout de même.
- Je veux bien vous aider, poursuivait-elle. Je vous liste sur une feuille les papiers qu'il me faut.
Vous me les mettrez dans une enveloppe que vous déposerez dans la boite aux lettres qui donne sur la rue. Dès que je les ai, je les envoie au service de liquidation des retraites qui vous notifiera le montant de vos droits. Je ne peux pas vous aider davantage.
- Il faudra que je reprenne rendez-vous ?
- Non, non! C'est inutile vous recevrez votre notification par courrier.
- Mais ça me fera combien de retraite à peu près ?
Il fallait qu'il sache. Il avait besoin de savoir. Il y aurait bientôt le loyer à payer et toutes ces factures aussi...
- Je ne peux pas vous dire monsieur. Avec ce que vous m'avez donné, vous pourriez percevoir trois-cent-cinquante euros ou peut-être même quatre cents... Mais vous recevrez un courrier. Moi de toute façon, je ne suis pas qualifiée pour calculer et je n'ai pas le droit…
Elle s'impatientait cette fois… Elle avait autre chose à faire, ou une autre personne à recevoir.
Trois cent cinquante euros, ou même quatre cents, ce n’était pas possible. Même pour quelques mois en attendant l’ASPA. Comment vivrait-il. C'était déjà si difficile avec ses huit cents d’invalidité !
Il ne souriait plus. Il ne parvenait pas à parler, ni à partir.
Ses mains s’étaient raidies et ne tremblaient plus.
Au plafond, les papillons de papier avaient suspendu leur vol, et venus en masse du fond de la pièce, ils se laissaient à présent tomber lourdement sur lui, redevenant ces tonnes de paperasses qui lui manquaient, et dont il ne savait même pas jusqu'à ce jour qu'elles auraient dû exister.
Il étouffait. Leur poids commençait de l’enfoncer dans le sol comme si elles tentaient de l'enterrer vif et assis.
Mais elle, la Dame de la CARSAT... Pourquoi les papillons ne la tourmentaient ils pas aussi. Pourquoi l’évitaient-ils ? Était-ce à cause du casque de ses cheveux qui viraient de l’orange au noir et du noir à l’orange en un clignotement étrange rythmé de grands mouvements de règle.
- Vous n'allez pas bien monsieur ?
Elle s'était levée.
Sa voix ne lui parvenait qu'à peine, assourdie par des murailles de paperasse qui continuaient de s’amonceler comme les congères sur le chemin de l'école où il allait à pied, seul, hiver comme été, les tripes tordues, les poings serrés dans les poches.
- Vous n'allez pas bien monsieur ?
Il ne l'entendait pas.... Il n’entendait plus qu’une lente mélopée venue de son enfance :
« Le participe passé s'accorde avec le complément d'objet direct quand il est placé devant... Le participe passé s'accorde avec le complément d'objet direct quand il est placé devant. Le participe passé... »
- Tu me le copieras cent fois pour demain Raymond...Et proprement je te prie !
Bouliac... Ça lui était venu en une fulgurance. Bouliac ! Elle s'appelait Madame Bouliac !
Il avait enfin retrouvé son nom, mais trop tard
Les congères de paperasse s'étaient rejointes en un étau qui lui brisait les côtes. Des éclats de feu irradiaient dans sa poitrine, son bras et jusqu'au bout de ses doigts.
Plus besoin de retraite, ni de CARSAT pour le fondre enfin dans la banalité du monde. Il avait suffi que se métamorphosent en un flamboyant infarctus quelques papillons de papier.
J'ai publié ce texte sur Short Edition il y a plus de deux ans. Je crains que le monde n'ait pas beaucoup changé depuis pour les plus démunis.