5 Septembre 2024
Ma chère Elise,
Décidément, l’année 1951 est un grand cru en politique. Un cru en tout cas que l’on continue de servir à de grandes tables et qui ne laisse pas indifférent.
Je ne parle pas de moi. Je n’ai participé, tu le sais, qu’à une vingtaine d’années d’agapes officielles en province et, si je suis encore sur quelques clayettes, je me réserve pour des moments de plus grande intimité.
Après que l’on a beaucoup parlé de Mélenchon, né en 1951, de Bayrou, né en 1951, après qu'il a envisagé des plus jeunes, des plus vifs, des plus canailles, des plus fruités, des plus charnus, voilà que le grand sommelier de l’Elysée choisit d’inviter à Matignon monsieur Barnier, lui aussi grand cru de l'année cinquante-et-un.
Tu me diras, ma chère Elise, que l’année n’a pas grande importance et qu’au-delà du plaisir de la métaphore, il n’y a rien de commun entre un grand cru, fût-il un nectar, et un grand acteur de la politique, fût-il une épée.
Et pourtant ! Comment expliquer le choix de monsieur Macron de désigner comme premier ministre monsieur Barnier, sinon par une sorte de superstition qui prêterait un caractère quasi surnaturel à ceux de cinquante-et-un?
Les Français ont exprimé, lors des dernières législatives, leur volonté de rompre avec une ligne politique dite de centre droit. Monsieur Macron tente pourtant depuis cinquante et un jours de la maintenir.
Ils l’ont exprimé en donnant une majorité, certes relative, mais majorité tout de même, à une gauche qui avait su s’unir, et s’unir autour d’un programme clairement affiché. Monsieur Macron refuse l’idée d’une cohabitation avec madame Castets, et il désigne, au bout de cinquante et un jours un chef de gouvernement clairement à droite. Et il en espère le maintien de sa politique de centre droit.
Ils ont exprimé, et ils expriment souvent, leurs réticences face à des règles européennes dont ils pensent qu’elles constituent à bien des égards un carcan trop rigide. Monsieur Macron choisit, au bout de cinquante et un jours, un chef de gouvernement de droite... Et qui a fait une part de sa carrière au sein des institutions européennes qui définissent ces fameuses règles.
Ils l’ont exprimé également en ne laissant au Parti Républicain qu’une quarantaine de députés. C’est précisément dans les rangs de ce parti que monsieur Macron, au bout de cinquante et un jours, choisit le chef du gouvernement.
Et voilà donc que nous avons, à l'inverse de ce qu'ont dit les Français, un premier ministre, de droite, issu des institutions européennes et du parti républicain.
Cinquante et un jours pour en arriver là.
De monsieur Barnier, je salue pourtant la grande expérience et de réelles qualités de négociateur. Je crois qu’il a fait ses preuves au moment du Brexit en particulier. Je suis loin de partager ses convictions mais il n'empêche que c'est une personne respectable. Il n’aura pourtant pas d’autre choix, pour demeurer et pour gouverner, que s’allier à la macronie cela va de soi, mais, surtout, caresser, dans le sens du poil … le rassemblement national.
Ce dernier point est essentiel si l’on veut tenter de comprendre la stratégie de monsieur Macron.
Il y a en effet deux lectures possibles de ce qu’est le rassemblement national. Et celle de monsieur Macron aura fait, en cinquante-et-un jours, une révolution quasi copernicienne
L’extrême droite, dont le rassemblement national est une expression, peut se définir d’abord comme « extrême » et donc hors de l’arc républicain. Et c’est ainsi que l’a présentée monsieur Macron lorsqu’il s’est fait élire à deux reprises contre la candidate des extrêmes.
Mais elle peut se définir aussi comme étant d’abord « à droite ». Et c’est ainsi que la considère aujourd’hui monsieur Macron lorsqu’il oblige monsieur Barnier à s’en faire une alliée, même masquée, contre l’hypothèse d’un gouvernement dirigé par la gauche.
Ces deux points de vue successifs que prend monsieur Macron feraient, ma chère Elise, la trame d’un roman de Stevenson. Une sorte de Docteur Jekyll et Mister Hyde. Je sais que tu l’as lu dans ton adolescence, et peut-être te souviens-tu de la caricature loufoque qu’en fait Jerry Lewis.
Tu comprends alors pourquoi je préfère imaginer que monsieur Macron, au bout de cinquante-et-un jours de carafage, aura désigné monsieur Barnier pour constituer un gouvernement, non parce qu'il est de droite, issu du parti républicain, et qu'il a fait une partie de sa carrière dans les institutions européennes, mais seulement parce qu’il est né en cinquante-et-un, et que cette année-là serait un grand cru en politique… même s'il arrive que l'on soit désagréablement surpris par un vin de garde et que parfois un cru un peu plus jeune et plus gaillard …
Ce serait en tout cas, me semble-t-il l'explication la plus plausible à cette nomination pour le moins surprenante.
Bien à toi
…
Bien à toi