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Tablemots

Stabat Mater

J’avais sept ans.
Maman m’avait couché tôt et je me laissais lentement glisser dans le silence du sommeil. Ce soir-là, tante Charlette et Grand-mère étaient restées avec nous pour souper des quelques tartines de pain beurré, trempées dans un bol de café au lait, dont nous devions souvent nous satisfaire.
Nous habitions alors tous la même maison. Grand-père et Grand-mère ainsi que tante Charlette en occupaient le rez-de-chaussée, cependant que nous vivions à cinq dans la cuisine et les deux chambres de l’étage.
Je ne sais ce qui a soudain freiné ma longue glissade vers le sommeil. Peut-être le silence. Je venais de réaliser que je n’entendais pas l’habituelle mélopée des conversations que rabotent les portes closes. Il m’est alors revenu que le souper déjà avait été silencieux.
Cette conscience tardive, la chaleur du plumon, l’épaisseur de la nuit dans la chambre borgne m’étouffaient tout à coup. Je devais me lever. Vite, sortir de cette moiteur !
Un début de panique m’avait assis au bord du lit. Je m’apprêtais à m’élancer hors de la pièce, quand j’ai entendu dans l’escalier, les pas de mon père et de mon grand-père qui revenaient de l’usine.
Une porte qui s’ouvre, une autre qui claque, quelques chuchotements, et soudain un hurlement épouvantable qui me repousse sous le plumon et me cloue sur le lit. De quelles entrailles pouvait donc bien sortir un cri si fort, un cri si douloureux qu’il en figeait le temps comme l’aurait fait un silence ?
Puis il s’est éteint en un long gémissement que scandait, comme un contrepoint, une bousculade de chaises. Des mots étouffés encore, un bruit de vaisselle qui se brise et ce cri qui explose à nouveau dans une éruption de sanglots et de mots que je ne comprenais pas et que tentait de couvrir la voix de mon père.
— De l’eau ! Apportez de l’eau, hurlait-il.
J’ai enfoncé ma tête sous l’édredon pour essayer de ne plus rien entendre de cette longue plainte déchirante et qui me glaçait.
Puis revint le silence... Enfin, juste le glissement d’un pas qui traverse la chambre des parents, le léger grincement de la porte qu’on entrouvre et la respiration de Maman qui reste un instant immobile dans l’entrebâillement.
Moi je ne bougeais pas. Je ne voulais plus respirer. Je voulais juste rester caché sous le plumon et que ce cri ne me retrouve plus, ne me transperce plus.
J’ai fini par sombrer dans un sommeil chaotique.
Le lendemain, en partant pour l’école, j’ai croisé grand-mère en bas, dans le couloir. Il ne restait rien de la solide paysanne polonaise que j’aimais et que je craignais à la fois. Elle était voûtée, toute grise et fripée.
— Je t’ai entendu crier cette nuit, lui ai-je dit
— Michka est mort, a-t-elle murmuré en me regardant de ses yeux rougis. Tonton Michel est mort.
Ma grand-mère aura vécu quelques années encore après le décès de son fils. Puis elle s’est éteinte, des suites d’un cancer digestif. Je me souviens combien son agonie aura été longue. Et peut-être même cette agonie avait-elle commencé par ce cri qui n’avait plus jamais cessé de ronger ses entrailles.

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