26 Mars 2020
Ma chère Elise
Onze jours que s’est déroulé le premier tour des élections municipales.
A la différence de quelques dizaines (centaines ?) de personnes qui se sont, comme moi, mobilisées pour tenir un bureau de vote, je n’ai pas développé de symptômes particuliers. Cela peut encore venir, même si c’est de moins en moins probable. Et si j’attrapais aujourd’hui cette bestiole couronnée, ce pourrait être lié, plutôt qu’aux opérations électorales, à ces deux déplacements que j’ai faits ces jours derniers pour approvisionner buffets et pharmacie.
Je ne suis donc confiné que comme tout le monde.
Enfin, quand je dis comme tout le monde ! Tu sais bien que j’ai la chance de disposer d’un grand jardin. Je le regarde qui se défait progressivement de son cuir d’hiver, découvrant ça et là quelques flaques de primevères et quelques touffes de jonquilles que le printemps est venu semer. Sur les mirabelliers, ce sont des milliers de flocons fleuris qui évoquent une neige que nous n’avons pas vue depuis longtemps. Plus loin, les buissons de forsythias frémissent sous un vent encore frais qui fait éclater pourtant plus encore le soleil de leurs fleurs qui illumine mes matins.
Être confiné de la sorte, m’éveiller au chant des oiseaux et non plus dans le fracas des voitures qui passent d’ordinaire, trop vite et trop nombreuses, ce n’est pas être confiné comme tout le monde.
C’est beaucoup moins difficile en tout cas que l’être dans un appartement trop petit, sans intimité et qui n’est d’habitude vraiment vivable que parce que les enfants sont à l’école ou jouent dans la rue. Quoique ! Il y a belle lurette que la rue n’appartient plus aux enfants, en tout cas dans les centres villes.
Dans les quartiers populaires à l’inverse, là où vivent nombre de ces petites mains qui, aujourd’hui, travaillent encore, et dont la France - enfin je veux dire ses décideurs - a très récemment découvert à quel point elles sont nécessaires, les enfants jouent dehors, comme nous le faisions quand j’étais môme. Et, lorsque je passe dans ces quartiers foisonnant de vie, me vient une pointe de nostalgie.
Il y en a à foison des activités essentielles, des emplois qui ont du sens, et qui correspondent à un travail nécessaire, un travail dont l’utilité est si évidente qu’on finit par ne plus le voir ni le reconnaître ! C’est le cas des services de santé que l’on applaudit ces derniers jours chaque soir à 20h, mais dont on ne s’est préoccupé des années durant que pour tenter d’en limiter la « charge ».
Ah, ma chère Élise, ce doux refrain de la réduction des impôts et des charges … Voilà qu’il suffit d’une microscopique bestiole qui se promène à travers le monde pour nous en rappeler l'impérieuse nécessité. On aimerait aujourd’hui avoir consacré bien plus ces dernières années à la formation de personnels de santé, à la préparation de stocks de masques, à l’achat de respirateurs, et pas seulement...
On n’applaudit cependant pas encore les éboueurs, les caissières de supermarché, les employés et les ouvriers qui maintiennent l’électricité, ceux qui assurent et contrôlent la qualité de l’eau, ou ceux qui rendent possibles ces TGV sanitaires dont on parle aux informations, ni les agriculteurs locaux qui s'échinent à nous alimenter, ni les enseignants qui tentent de maintenir à distance le lien avec leurs élèves, ni les gendarmes et les policiers qui maintiennent le confinement, ni …
Cela ne manque vraiment pas les services et les professions que l’on qualifiait de « charges » et dont on mesure la valeur en ces temps de crise… Ou plutôt, j'en ai bien peur ma chère Élise, le temps d’une crise
Il y aura un « avant » et un « après » l’épidémie, nous dit-on.
Mais quand le Président de la République et d’autres décideurs nous promettent, croix bois-croix de fer, qu’ils vont tout changer, que la France va relocaliser la production de ce qui lui est nécessaire, qu’il y aura un plan massif d’investissement dans les hôpitaux et bien d’autres vagues mesures , je ne puis m’empêcher de penser à cette scène du film « Un poisson nommé Wanda » où joue une partie de l'équipe des Monty Python, et que tu avais bien aimé.
Otto, qui exige des excuses d’Archie, le tient par les chevilles, suspendu dans le vide la tête en bas. Archie bien évidemment s’excuse, avec un ton très british qui provoque le rire du spectateur.
Mais après, quand Otto l'a remis sur pied ...
Pour nous aussi, quand la crise sera passée, viendra le temps de l'euphorie. On se déversera sur les places, on y dansera, on s'y embrassera… on applaudira plus fort encore les personnels de santé, en tout cas ceux qui auront survécu. On n’applaudira sans doute pas autant en revanche les caissières de supermarché, ni les éboueurs, ni les employés du gaz et de l’électricité, ni les chauffeurs routiers, ni les… On leur donnera juste une prime pour solde de tout compte.
Puis on passera à autre chose. Les chaines d’information feront des boucles sur de nouveaux sujets. L'activité reprendra, à marche forcée et droit du travail étouffé... Il faut bien rattraper la croissance!
La bourse remontera, les spéculateurs continueront de spéculer. On reprendra, on développera les activités du superflu et on réinventera pour elles des dispositifs de réduction de charges… Il faut bien soutenir l’emploi !
Quant aux promesses du temps de la crise, comme souvent les promesses faites lorsqu’on est dans l’impasse ou que quelqu'un vous tient par les pieds suspendu dans le vide ... on les différera, on les annulera, on dira qu'on ne s'était pas compris, qu'on verra après la reprise de l'économie et celle des dividendes, on ...
Nous nous éveillerons alors à de nouveaux matins dans le fracas des voitures, dans le fracas du monde et la pollution de l’air revenue. Jusqu’à la prochaine crise! A moins que …
Bien à toi