30 Novembre 2017
"Bonjour mademoiselle. Vous pouvez me dire s'il y a une boulangerie ici ?"
Je viens de parcourir quinze kilomètres, assommé de soleil, sur les chemins du pays d'Auge et je ne suis pas rasé depuis trois jours. Je crains d'avoir un drôle d'air avec ma casquette de toile informe.
"Non monsieur, il n'y a pas de boulangerie."
La gamine ne parait pas effrayée pour autant.
" - Pas d'épicerie non plus ?
- Non. Si vous voulez manger, il y a un restaurant un peu plus bas. Mais on n'y mange qu'italien."
Elle a un petit air avisé et sort de la bibliothèque municipale, quelques livres à la main. Elle a douze ou treize ans peut-être. L'âge du collège en tout cas.
Dans ce village que je traverse, comme dans beaucoup d'autres villages de France, la mairie et l'école qui accueillent parfois un point relais du bibliobus, y sont les derniers lieux de vie sociale … Il y a l'église aussi, qui balise depuis des siècles cet océan de verdure qu'est le pays d'Auge. Mais si elle demeure encore aujourd'hui un repère rassurant, la plupart des habitants ne la fréquentent plus guère qu'à l'occasion d'un enterrement ou d'un spectacle choral.
Je suis parti de Villers sur mer deux jours plus tôt, tirant ma "chariotte" dans les bois et les prairies où serpente le GR26 en une succession de pentes ravinées qui croisent souvent un ru que l'été réduit peu à peu en une flaque de boue où le pied peut s'enfoncer profondément.
A l'approche d'un village, l'eau s'étend parfois paresseusement devant un lavoir et je crois y entendre encore, mêlés au chant des oiseaux, le battement rythmé des lavandières et des rires d'enfants.
Je suis assez bon marcheur et j'ai besoin chaque jour de parcourir quelques kilomètres dans le calme des forêts ou plus simplement sur la voie verte qui passe près de chez moi et mène jusqu'à l'abbaye du Bec-Hellouin.
Mais c'est la première fois que je me donne le temps d'une randonnée de quelques jours en autonomie.
Plutôt que me charger les épaules d'un sac à dos, j'ai choisi de tirer mon barda sur un chariot de randonnée croché à une ceinture.
Je ne regrette pas ce choix. Il est bien pratique.
Ma "chariotte" passe partout ou presque. Je n'ai dû faire de portage que deux fois dans mon périple de 90 km et encore n'était-ce à chaque fois que pour franchir une trentaine de mètres.
Elle est tout compte fait assez confortable pour ce bon vieil empilement de vertèbres qui me tient debout depuis 64 ans…
Cerise sur le gâteau, elle est "made in France".
Mais ma "chariotte" a une autre qualité à laquelle je n'avais pas pensé d'abord: C'est l'étonnement qu'elle suscite. Elle me confère une presque stature de randonneur au long cours, voire carrément le statut d'un pèlerin… Après tout, autour de Lisieux ! …
" -D'où venez-vous comme cela me demande-t-on ?
-De Villers sur mer.
- Et vous allez loin ?
- Jusqu'à Bernay… Mais j'ai dormi hier à Saint-Hymer et je couche ce soir à Lisieux.
- Ah tout de même …"
Puis nous parlons du temps, du paysage, d'une vie qu'il faut savoir faire lente, de tout et de petits riens… C'est le miracle minuscule de ma "chariotte".
Quand j'ai escaladé mardi matin le chemin au-delà du parc de San Carlo à Villers, ce n'est pas seulement à la mer que je tournais le dos, c'est aussi à une nature disciplinée, bien rangée, bien urbaine.
Et c'est en empruntant des chemins creux souvent bordés de houx et de petits tunnels de verdure que je me suis progressivement glissé au cœur du pays d'Auge, là où le temps s'étire au rythme de mes pas.
Je me demande quels personnages de contes de fées, quels elfes improbables peuvent jaillir soudain de ces écrins de verdure…
Un lapin file de temps à autre, puis c'est un chevreuil qui traverse devant moi.
Un renard, dans un creux de prairie, m'observe avant de fuir en silence… Je n'ai pas eu le temps de dégainer mon appareil photo mais qu'importe ! La magie de ces petites scènes, je la garderai comme une photographie qui jaunira jusqu'à se fondre en une sensation délicieuse avec d'autres images un peu floues de mon enfance.
La lenteur de mon pas, l'alternance des bois que je traverse avec des prés où paissent vaches ou chevaux , le mystère de ces chemins souvent ravinés et qu'inlassablement pourtant j'escalade avant que de les descendre m'évoquent ces autres chemins plus mystérieux encore qui conduisirent Augustin Meaulnes à Yvonne de Galais.
Je laisse aller mes pensées et je finis par en oublier la nécessité de repérer sans cesse le balisage rouge et blanc du sentier de grande randonnée et de consulter régulièrement ma carte et ma boussole.
Voilà que je me suis trompé et que je suis descendu sur un kilomètre de trop, absorbé que j'étais à distiller en un même élixir à la robe d'un vert profond les parfums un peu lourds du chemin, les frissonnements de la forêt et le chant des oiseaux.
Il me faut à présent remonter le chemin en tirant les vingt kilos de ma "chariotte". Le soleil chauffe et me réduit le souffle…
Je commence à avoir faim…
Retour à une autre réalité du temps et à des contingences plus triviales. Il me faut être pratique… Je ne suis décidément pas un pur esprit !
Que manger, quand manger, où manger ?
Où dormir ?… Camping ou bivouac ? Solitude ou rencontres inattendues, comme celle avec ce cycliste parti pour un tour des préfectures de Normandie ou ce pharmacien qui me raconte les sources de l'Orbiquet ?
Mais peu importe finalement.
Je sais que de toutes façons, dans l'espace étriqué de ma tente, je dormirai d'un sommeil sans rêve...
Mais je sais aussi que, dès le lendemain, le rêve reviendra se mêler au présent, bercé par mes pas qui étireront le temps et le scanderont comme le tic-tac rassurant d'une horloge Westminster.
Je n'ai pas envie de rentrer et, quand je serai rentré tout de même, j'aurai envie de repartir.