12 Décembre 2020
Ma chère Elise
La première fois que j’ai vu en photographie le look nouveau du maire qui a laissé pousser sa barbe, ce qui lui va plutôt bien d’ailleurs, je me suis dit qu’il devait être amoureux. C’est que le look, ce n’est pas comme le beaujolais, cela ne se renouvelle pas automatiquement chaque année. Un look nouveau, quand ça vous prend, c’est une nouvelle naissance. Ce sont des couleurs inhabituelles qui font éclater les tons sépias d’un passé dont on a peut-être gardé la nostalgie mais sans pour autant le croire aussi glorieux… Un look nouveau, c’est une vie nouvelle et des résolutions renouvelées. Et c’est l’apanage souvent d’un homme nouvellement amoureux.
Pour tout dire j’ai trouvé cela délicieusement touchant.
Puis la taille de sa barbe, l’intensité de son regard, m’ont rappelé un autre visage qui venait progressivement se superposer au sien. J’ai observé que naissaient, puis que s’accentuaient quelques similitudes avec la prestance d’un Edouard Philippe. Le maire n’espérait-il pas plutôt gagner avec sa barbe une part de la popularité de celui dont il se faisait le presque jumeau. A moins bien sûr qu'il ne s'imagine déjà à Matignon.
En tout cas, j’ai trouvé cela habilement communiquant.
Lorsque, enfin, j’ai reçu dans ma boite aux lettres, comme dans les vingt mille autres de la ville, un bon d’achat de vingt euros, juste retour d’une part de mes impôts locaux et, paraît-il, puissant levier pour redresser le commerce local, j’ai imaginé qu’il allait laisser pousser sa barbe jusqu’à la ceinture avant de la blanchir et que, finalement, il y avait du père noël dans ce nouveau look là.
Et moi , c’est mon regard d’enfant que j’ai retrouvé, pour un instant…
… Pour un instant seulement. Reprenant en effet très vite mon état d’adulte, c’est un peu plus circonspect que j’ai considéré ce bon d’achat qu'avaient mis sous enveloppe d’improbables petits lutins et, dans ma boite aux lettres, un agent de la police municipale au volant de ses rennes ou plutôt tirant les rênes de son traîneau…
Mais voilà que je m’égare ma chère Elise.
Je comprends l’idée de ce cadeau: faire le plus d’heureux possible, regonfler un peu le chiffre d’affaire des commerçants de la ville qui ont bien souffert de la crise, tout en ajoutant à chaque foyer ébroïcien vingt euros de pouvoir d’achat.
C’est grosso-modo cela que nous dit le maire dans son courrier qu’il conclut par un “solidaire ensemble”…
Mais toute réflexion faite, ai-je vraiment besoin de ces vingt euros, moi qui fait partie des habitants réputés suffisamment à l’aise pour continuer de payer intégralement cette année ma taxe d’habitation ? Et les cadeaux que j’achéterai dans les jours qui viennent, ne les aurais-je pas achetés même si les impôts de mes concitoyens ne m’en remboursaient pas vingt euros par le truchement de monsieur Lefrand? Finalement, je ne changerai probablement rien à mes habitudes. Je ferai les achats que j’avais prévus. Au fond, ce don que me fait le Père Noël m'économise vingt euros, mais il n’apportera rien de plus au commerce local.
A l’inverse, celles et ceux que la crise a enfoncés dans la misère, et qui en sont à ne pas être certains de leur repas du lendemain, n’ont-ils pas besoin eux de bien plus que ces vingt euros? Et n’ont-ils pas besoin également de pouvoir les dépenser, s’ils le souhaitent, en produits de première nécessité, alimentation incluse.
Mais voilà, les bons d’achat du Père Noël Lefrand ne valent que pour l’ensemble des commerces non alimentaires. On peut avec eux s’acheter des fringues, des livres, de la maroquinerie, des bijoux et bien d’autres choses encore. On ne peut pas en revanche acheter de pain, ni de beurre ni d’épinards…
Et puis ils laissent aussi de côté d’autres acteurs qui participent à la vie de la cité et à cette fameuse attractivité que le maire nous dit pourtant lui être si chère. C’est tout le petit monde de la culture, les intermittents du spectacle vivant par exemple, que la crise sanitaire a mis sous perfusion quand elle ne les a pas mis sur la paille.
Avec les vingt euros du père Noël Lefrand, on a le droit en effet de payer sa tournée au café, de régler les cafés à la fin d’un repas gastronomique, soutenant ainsi la corporation des cafetiers et des restaurateurs. Mais il n’est pas permis de soutenir aussi les intermittents en participant aux spectacles dont ils sont les acteurs.
Voilà ma chère Elise ce qu’est ce petit cadeau soi disant plein de promesses pour le petit commerce et dont je ne suis pas sûr finalement que, tel quel, il lui apporte grand chose.
J’envisage du coup de renvoyer mon bon d’achat au maire d’Evreux pour qu’il restitue ce petit bout de nos impôts à quelqu’un qui en aura plus besoin que moi. A moins que, après en avoir ouvert le champ au secteur alimentaire et à celui de la culture, il n'en fasse don à la banque alimentaire, au secours populaire, au secours catholique, aux restaurants du coeur, ou à toute autre institution où les bénévoles sont autant de Père Noël qui tentent chaque jour de lutter contre les dégâts de la misère.
Et, si le conseil municipal de lundi soir acceptait cette ouverture, j’espère ma chère Elise que nous serons très nombreux, parmi ceux qui n’en ont pas vraiment besoin, à renvoyer nos bons d’achats chez les petits lutins de la mairie pour qu’ils les transforment en un peu de bonheur pour les foyers qui en manquent cruellement et, en ces temps de crise , plus encore qu’à l’ordinaire.
Solidaires vraiment ?
Bien à toi