9 Juin 2020
Ma chère Elise,
Je suis encore sous le coup du conseil municipal d’hier soir dont le climat aura été étonnamment lourd, comme l’est parfois le temps et que l'on en vient à espérer la violence de l’orage. En fait de violence, le verbe de la bande de monsieur Lefrand n’aura pas toujours été contenu, surtout à l’égard de Timour Veyri.
Me revient en particulier un épisode où le maire lui-même aura roué vif un citoyen de la ville, soutien de Timour, et qu’il a nommément désigné, l’accusant d’avoir relativisé la gravité des cas de covid19 pris en charge à la clinique privée où il assure quelques gardes hebdomadaires. La violence de cette réaction pour le moins mal venue serait-elle liée au fait qu’en ces temps de pandémie, monsieur Lefrand pense mener une meilleure campagne en cachant dans sa blouse blanche le bilan d'un mandat que l’on devine mitigé, et l’étroitesse d'un programme que trois mois de crise sanitaire ont rendu caduc?
C’est précisément de la pandémie que nous devions parler hier soir, du confinement, du déconfinement, des stratégies municipales pour en pallier les conséquences. Nous aurions dû échanger, inventer ensemble, débattre avec ou sans concessions, bref, penser aux Ebroïciens, d’abord aux Ebroïciens, évoquer le réveil de la ville à la rentrée, parler de ses lendemains que les mois qui viennent de s’écouler obligent à regarder autrement. C’est en tout cas cela que j’espérais et que je demandais lorsque j’appelais de mes vœux la tenue d’un conseil qui n’avait pas siégé depuis six mois.
Mais celui d’hier soir n’aura finalement pas eu grand sens, tant il était à contretemps, et à quelques encablures d'un second tour dont je persiste à penser d’ailleurs qu’il eut été plus sain de le reporter à mars 2021.
Il n’aura été qu’une interminable réunion de propagande électorale.
Ma chère Elise je ne me souviens pas avoir vécu , en 22 ans de mandats, un tel détournement!
Tout avait été construit pour ce faire. On avait composé avec grand soin la partition du maire et de chacun de ses adjoints. Et la succession de leurs prises de parole en une interminable introduction n’était que le même hymne à leur gloire repris à l’infini. Un boléro, mais sans l’envoûtement du rythme. Le boléro de leur autosatisfaction… C’est que ces trouvères-là n’avaient à conter ni la geste d’Evreux ni celle des Ebroïciens. Ils n’ont su que parler d’eux-mêmes, sans doute parce qu’en ces temps de campagne il convient de se mettre en valeur.
C’était patent dès le document préparatoire qu’on nous avait fourni, ce bilan de l’action municipale face au covid19, et qui ne se démarquait guère de celui qu’on nous avait déjà adressé un mois plus tôt. Comme s’il ne s’était rien passé, ou pas grand-chose, entre le 7 mai et le 8 juin.
J’y ai trouvé pourtant de temps à autre quelque précision au détour d’un paragraphe. La direction informatique par exemple, soulignait dans le bilan du 7 mai la « mise en place de deux plateformes téléphoniques » dont l’une pour les bénévoles d’entraide Evreux. Et le 8 juin, elle évoquait toujours ces "Deux plateformes téléphoniques mises en place… en collaboration avec Diane Leseigneur, ajoutait-elle cette fois" . Je ne crois pas que tu la connaisses. Il s’agit de l’adjointe aux sports et candidate à sa succession. Mais tu mesures en tout cas ma chère Elise le caractère essentiel de cette précision apportée au bilan dans le contexte de crise sanitaire et sociale que nous traversons.
Des Ebroïciens en revanche on n’y dit bien peu de choses. Et lorsque nos troubadours en campagne ont déclamé leur livret, eux non plus n’en ont pas parlé. L’un d’eux, chargé du logement, nous a résumé l’action du service sur lequel il s’appuie. Il nous a brièvement expliqué que le confinement avait empêché que se tiennent les commissions habituelles et qu’il n’avait du coup pas grand-chose à dire. Et voilà qu’il conclut avec cette formule bien maladroite: « Il ne s’est rien passé dans le logement social durant les deux mois de confinement ». Comme si cela n’avait pas été difficile pour les familles coincées dans des logements devenus trop petits. Ou que le confinement n’y avait pas, comme partout mais peut-être davantage quand on est les uns sur les autres, fait exploser les violences conjugales. Ou que la crise n’était pas un accélérateur de précarité et que nombre de locataires avaient peut-être déjà du mal à payer loyers et charges et que certains même n’avaient plus pour ce faire d’autre choix que sauter quelques repas. Ce n’est pas une vue de l’esprit ma chère Elise quand, selon les chiffres de l’INSEE, un quart de la population d’Evreux vit sur la corde raide ou a déjà basculé en dessous du seuil de pauvreté.
Un quart de la population. 12 000 personnes. Et si même l’adjoint chargé du logement ne les regarde pas, alors qui les verra ? Sans doute n’est-ce pas cela qu’il voulait dire avec sa phrase ambiguë et bien maladroite. Mais c’est ce qu’il a dit pourtant, en s’en tenant à la partition que monsieur Lefrand lui avait confiée et dont les portées ne devaient se peupler que de notes à sa gloire.
Je te parais sans doute trop dur ma chère Elise. Et j’ai conscience de l’être ce soir... Et même d’être un peu injuste avec cet adjoint. Mais vois-tu, j’ai ressenti tant de frustration durant ce conseil. J’en attendais tellement et j’en suis reparti avec si peu de réponses sérieuses aux questions que j’y posais et qui me paraissaient évidentes pour qui aurait voulu mesurer l’ampleur de la crise sociale à laquelle il va bien falloir maintenant s’attaquer. C’était comme si ces questions, l’état-major municipal s’était refusé à se les poser et qu’il ait préféré, pour préparer la bataille, s’en tenir au seul point de vue du sergent fourrier.
Quelle est pour l’instant la surmortalité à Evreux ? Pas de réponse… Ou plutôt si. Une adjointe prétend que l’on n’a pas le moyen de la calculer, et que seule l’ARS… Comme si les municipalités ne disposaient pas des registres des décès !
Lors de la réouverture des écoles, a-t-on une idée de quels sont les élèves qui sont rentrés et, en particulier, les « décrocheurs » repérés au mois de mars sont-ils toujours « hors des radars »? Pas de réponse ou plutôt une réponse tellement alambiquée que cela revient au même.
A-t-on une idée de l’évolution des impayés de loyers ? Une réponse partielle… Très partielle, trop partielle.
A-t-on une idée de l’impact de la crise sur les commerçants ? Une réponse un peu floue, et qui ne concerne que le centre-ville. Quant aux commerces de quartier … ?
L’accès à la santé pour les familles les plus précaires est-il facile et suffisant? Et faute d’un maillage convenable de la médecine de ville, certains n’ont-ils pas pour seule ressource l'hôpital où ils arriveraient dans un état déjà tellement dégradé que leur prise en charge en devient très complexe et le pronostic, s’agissant du covid19, très préoccupant ? Pas davantage de réponse, ni de débat d’ailleurs sur ces questions que j’ai étayées avec une étude récente tirée de la Revue politique et parlementaire. Le maire pourtant est également le président du conseil de surveillance de l’hôpital et J'espérais qu'à ce titre il nous fasse part de son avis.
Comment veux-tu que je ne me montre pas dur, ma chère Elise face à tant de … Je ne sais même plus. Dois-je parler de légèreté ? Ou n’est-ce que mépris de la minorité que nous sommes, et qui avait l’outrecuidance de poser des questions au lieu d’encenser sans réserve l’action de la majorité dans ces circonstances exceptionnelles de pandémie ? S’agit-il d’aveuglement ? … Ou plutôt ce conseil ne relevait-il pas simplement de la manœuvre électorale, de cette politique politicienne dans ses aspects les plus détestables ?
Parce qu’au fond, répondre à ces questions et à d’autres encore, regarder la réalité des dégâts qu’aura fait la crise sanitaire sur nombre d’acteurs de la ville, sur nombre de familles (Et je ne parle pas bien sûr du plus terrible, la perte d’un proche que l’on croyait jusque-là si solide), débattre de tous ces sujets de façon bien documentée, voilà qui embête sûrement monsieur Lefrand. C’est que cela va immanquablement conduire à réorienter les politiques locales, à en inventer d’autres, à commencer de construire autrement la ville, ses réseaux de solidarité, le maillage de ses commerces, ses réseaux de transport… Il va falloir commencer de bâtir à Evreux le fameux monde de demain dont on parle tant et qui, à mon sens, dépend beaucoup des choix que nous allons faire ici et maintenant.
Bref, cela va conduire à faire en quelque sorte du Vincent Breuil ou du Timour Veyri pour ne citer que les têtes de listes.
Et le problème pour monsieur Lefrand, c’est que son programme électoral à lui se limite à poursuivre aujourd’hui ce qu’il a commencé hier. Poursuivre comme avant le covid19 justement. Faire comme s’il n’y avait pas eu de crise sanitaire, ni qu’une crise sociale de grande ampleur soit à nos portes, ou faire comme si tout cela n’était que l’affaire du gouvernement et que la municipalité n’ait pas à s’y impliquer.
Peut-être de surcroît les marges financières qu'il laisse à la ville sont-elles bien plus étriquées que ce qu’il a clamé tout au long de l’année 2019. Et les choix qu’il faudra faire risqueront alors d’être douloureux… Mais ça, il ne nous le dira pas. Il préfère jusqu’à la fin du deuxième tour draper son bilan dans les plis de sa blouse blanche… allez donc savoir pourquoi !
Bien à toi